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Mémoire-de-la-Littérature
15 avril 2019

SEMINAIRE n° 9 - mardi 26/3/2019 et dernier.

      

838_marcel_proust_1895Henri_Bergson_(Nobel)

Ils ont douze ans de différence, Bergson, né en 1859 et Proust en 1871. Le premier a épousé en 1892 la cousine de Jeanne Weil, mère de Marcel Proust. Ils sont donc apparentés, un cousinage, à la louche, peut-être "à la mode de Bretagne" (?). Ils connaissent sans doute davantage leurs productions respectives qu'ils ne se connaissent personnellement. En décembre 1900, Proust assiste à la leçon inaugurale de Bergson, au Collège de France. On ignore s'il est allé plus loin. Il a lu l'Essai sur les données immédiates de la conscience et surtout Matière et Mémoire, vers 1908-1909. Moi de même, quelque cinquante-cinq plus tard, pour motif scolaire, et j'ai tout oublié. Bergson, en 1904, a rendu compte de façon élogieuse de la traduction de la Bible d'Amiens lors d'une séance de l'Académie des Sciences Morales et Politiques. Proust l'en remerciera. 

Clément Girardi

A la peine, aujourd'hui: Clément Girardi. Il est ancien élève d'Ulm et agrégé de lettres modernes, sa thèse est toute récente (21 juin 2018): "Henri Bergson et les lettres françaises, 1890-1950". Je note que la revue Esprit fournit un énoncé différent: "Henri Bergson et les lettres françaises, de 1890 à 1940" . Antoine Compagnon était dans le jury. Clément Girardi ressemble assez à sa photo ci-contre, postée sur le site du Collège. Il est actuellement - et je suppose provisoirement - en poste au Lycée Gutenberg de Créteil (94044).

Le résumé publié de ladite thèse - faute de  connaître Bergson, certainement - me laisse rêveur. La dernière phrase me paraît ... audacieuse : Nous considérons quelques écrivains et critiques littéraires chez qui la lecture de la philosophie d'Henri Bergson, du vivant de celui-ci, a fait naître une réflexion intense et rigoureuse quant à sa signification et à son avenir. Charles Péguy, Marcel Proust, Jacques Rivière, Albert Thibaudet et Jean Paulhan – l'antibergsonien Julien Benda leur servant de contrepoint – éprouvent la nécessité de contester la quiétude de Bergson ou la manière qu'il a de refermer son problème. Ils restent néanmoins fidèles à ce problème, apparaissant dès lors surtout soucieux de recommencer le bergsonisme, de repartir de sa table rase. Bergson leur semble trahir inconsciemment ses propres principes : soit qu'il échoue à faire attention aux découpages propres du réel et qu'il cède à de faux problèmes, soit qu'il cède plutôt à de fausses solutions et laisse ses lecteurs dans l'incertitude, initiant malgré lui une « crise de la durée ». Ils ont le sentiment de pouvoir être bergsoniens mieux que Bergson, indissociablement avec et contre lui. Il leur semble surtout que l'accomplissement du bergsonisme comme philosophie ne puisse se faire que dans une œuvre de littérature : soit qu'ils trouvent dans Bergson une théorie inattendue de l'urgence d'écrire, soient qu'ils voient dans la littérature, notamment romanesque, la réalisation vraie de l'intention bergsonienne, ou le moyen d'atteindre une philosophie enfin durable. L'heure n'est plus à mettre la vérité du morceau de sucre dans sa dissolution, mais bien à laisser l'eau du temps gonfler les arêtes de la fleur de papier japonais – et refaire d'elle l'occasion de retrouvailles, de soi avec soi et de soi avec tous les autres.

Tout l'exposé, trois bons quarts d'heure, va tourner autour de l'hypothétique ombre portée de Bergson sur la Recherche. Et - évoqué ci-dessus - le fait de mal connaître (en réalité : pas) la pensée de Bergson est je crois un handicap pour saisir certains aspects du discours. Par exemple la position réelle de Bergson sur une éventuelle vie éternelle, son distinguo entre l'esprit (l'âme?) et le corps; on touche à des sujets difficiles et qui ne sont clairs peut-être pour personne. Que veut dire Bergson quand il affirme ne pas voir pour quelle raison l'esprit devrait cesser d'être sous le prétexte que le corps n'est plus? Le matérialiste que je suis, enfourchant le langage des sms d'aujourd'hui s'écrie MDR (Mort De Rire)! Ailleurs, dans un article savant feuilleté, réputé nous éclairer sur les textes regroupés dans l'Energie spirituelle, on nous explique que pour Bergson, l'âme, c'est en réalité la durée. La durée ? Il faudrait à l'évidence plus de temps pour y réfléchir, et plus de lectures ...   Par ailleurs, dans ce type de présentation, il y a sur le fond beaucoup de redites, la pensée va moins vite que le philosophe norvégien en fuite, elle s'englue plus ou moins dans sa propre énonciation, ou bien elle souffre de ce qu'elle ne peut pas s'offrir tous les développements qui seraient nécessaires pour qu'elle prenne tout son sens. 

Je vais prendre un exemple.  Assez loin dans l'exposé, C.G. (Clément Girardi) exhibe cette citation de Bergson: Représentons-nous la totalité des souvenirs inconscients comme pressant contre la conscience – celle-ci ne laissant passer, en principe, que ce qui peut concourir à l'action. Le souvenir inutile  fait effort, comme les autres; il est d'ailleurs plus près de nous que les autres; penché sur notre perception du présent, il est toujours sur le point d'y entrer. La perception n'échappe que par un mouvement continuel en avant, qui maintient l'écart. On est en train de chercher des explications aux déplacements si rapides du philosophe norvégien. Dans le contexte de l'exposé, c'est l'affaire du "mouvement continuel en avant" qui retient l'attention, on sent bien qu'ici, vivre, c'est d'abord avancer, avancer vite, et on nous parle d'un souvenir "inutile" (d'où sort-il, celui-là?) qui ne parvient pas à se faire entendre parce que l'on est déjà plus loin. 

En fait, Bergson n'a pas écrit cela. La citation exacte est : Représentons-nous la totalité des souvenirs inconscients comme pressant contre la conscience – celle-ci ne laissant passer, en principe, que ce qui peut concourir à l'action. Le souvenir du présent  fait effort, comme les autres; il est d'ailleurs plus près de nous que les autres; penché sur notre perception du présent, il est toujours sur le point d'y entrer. La perception n'échappe que par un mouvement continuel en avant, qui maintient l'écart. Mais voilà, le "souvenir du présent" à dû ouvrir devant C.G. des nécessités d'explication décourageantes et - s'autorisant de ce qui apparaît dans une lecture élargie vers l'amont et l'aval  du passage cité - il l'a court-circuité et lui a substitué "le souvenir inutile". 

Car de quoi s'agissait-il? D'un des textes de l'Energie spirituelle intitulé : Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance. Je schématise absolument : Bergson veut s'intéresser à ces moments connus sous le nom de "fausse reconnaissance" où le sujet est persuadé qu'il revit à l'identique une situation qu'il a déjà vécue. Pour en dégager une interprétation, il introduit la notion de "souvenir du présent", affirmant que nous sommes en permanence soumis à un dédoublement de la perception, dont un volet se préoccupe de l'action en cours et met en oeuvre au fond l'intelligence, et dont l'autre volet, dont nous ne maîtrisons pas l'émergence, est de l'ordre du souvenir, et comme il concerne ce qui est en train de se passer, s'enregistre comme souvenir. Mais l'action progresse, nous nous projettons déjà dans la suite et donc ce "souvenir" échappe totalement à la tension active de notre esprit. Toutefois si celle-ci pour un motif quelconque s'éloigne d'elle-même, si son élan connaît un fugace relâchement, une brêche s'ouvre par laquelle nous entrevoyons cette image qui est en train de s'enregistrer comme souvenir, qui a donc le statut d'un souvenir, que nous tenons donc immédiatement comme un souvenir alors que notre intelligence est confrontée, en miroir à ce qui se déroule identiquement "sous ses yeux". Et déstabilisée, elle constate que ce qu'elle vit duplique ce qu'elle croit un souvenir et en déduit que ce qu'elle vit, elle l'a déjà vécu dans un temps antérieur, car elle ne peut pas concevoir la possibilité qu'un souvenir puisse relever du présent. 

Voilà, j'ai essayé de déblayer le terrain. Je passe la parole à Bergson. C'est un peu long mais il faut lire tout le passage. J'y ai souligné les termes en jeu dans l'affaire, et en particulier, l'aval si j'ose dire de Bergson pour le raccourci de C.G. ("inutile" substitué à  "souvenir du présent") : 

Tout moment de notre vie offre {donc} deux aspects : il est actuel et virtuel, perception d’un côté et souvenir de l’autre. Il se scinde en même temps qu’il se pose. Ou plutôt il consiste dans cette scission même, car l’instant présent, toujours en marche, limite fuyante entre le passé qui n’est déjà plus et l’avenir immédiat qui n’est pas encore, se réduirait à une simple abstraction s’il n’était précisément le miroir mobile qui réfléchit sans cesse la perception en souvenir.
Imaginons un esprit qui prendrait conscience de ce dédoublement. Supposons que le reflet de notre perception et de notre action nous revienne, non pas lorsque la perception est complète et l’action accomplie, mais au fur et à mesure que nous percevons et agissons. Nous verrons alors en même temps notre existence réelle et son image virtuelle, l’objet d’un côté et le reflet de l’autre. Le reflet ne se laissera d’ailleurs pas confondre avec l’objet, car celui-ci a tous les caractères de la perception, celui-là est déjà souvenir : s’il ne l’était pas dès maintenant, il ne le serait jamais. Plus tard, quand il accomplira sa fonction normale, il nous représentera notre passé avec la marque du passé ; {mais} aperçu au moment où il se forme, c’est {aussi} avec la marque du passé, constitutive de son essence, qu’il apparaît. Quel est ce passé? Il n’a pas de date et ne saurait en avoir ; c’est du passé en général, ce ne peut être aucun passé en particulier. À la rigueur, s’il consistait simplement en un certain spectacle aperçu, en une certaine émotion éprouvée, on pourrait être dupe, et croire qu’on a déjà aperçu ce qu’on aperçoit, éprouvé ce qu’on éprouve.
Mais il s’agit de bien autre chose. Ce qui se dédouble à chaque instant en perception et souvenir, c’est la totalité de ce que nous voyons, entendons, éprouvons, tout ce que nous sommes avec tout ce qui nous entoure. Si nous prenons conscience de ce dédoublement, c’est l’intégralité de notre présent qui nous apparaîtra à la fois comme perception et comme souvenir.

Et pourtant nous savons bien qu’on ne vit pas deux fois le même moment d’une histoire, et que le temps ne remonte pas son cours. Que faire ? La situation est étrange, paradoxale. Elle bouleverse toutes nos habitudes. Un souvenir est là : c’est un souvenir, car il porte la marque caractéristique des états que nous appelons communément de ce nom et qui ne se dessinent à la conscience qu’une fois leur objet disparu. Et pourtant il ne nous représente pas quelque chose qui ait été, mais simplement quelque chose qui est ; il marche "pari passu" {à l'amble} avec la perception qu’il reproduit. C’est, dans le moment actuel, un souvenir de ce moment. C’est du passé quant à la forme et du présent quant à la matière. C’est un souvenir du présent. […] Mais quoi de plus inutile à l’action présente que le souvenir du présent ? Tous les autres souvenirs invoqueraient plutôt des droits, car ils apportent au moins avec eux quelque information, fût-elle sans intérêt actuel. Seul, le souvenir du présent n’a rien à nous apprendre, n’étant que le double de la perception. Nous tenons l’objet réel : que ferions-nous de l’image virtuelle ? Autant vaudrait lâcher la proie pour l’ombre. C’est pourquoi il n’est pas de souvenir dont notre attention se détourne plus obstinément.
L’attention dont il s’agit n’est d’ailleurs pas cette attention individuelle dont l’intensité, la direction, la durée changent selon les personnes. C’est, pourrait-on dire, l’attention de l’espèce, une attention naturellement tournée vers certaines régions de la vie psychologique, naturellement détournée des autres. À l’intérieur de chacune de ces régions notre attention individuelle se dirigera sans doute à sa fantaisie, mais elle viendra simplement alors se superposer à la première, comme le choix que l’oeil individuel fait de tel ou tel objet pour le regarder se superpose à celui que l’oeil humain a fait, une fois pour toutes, d’une certaine région déterminée du spectre pour y voir de la lumière. Or, si un fléchissement léger de l’attention individuelle n’est que de la distraction normale, toute défaillance de l’attention spécifique se traduit par des faits pathologiques ou anormaux. La fausse reconnaissance est une de ces anomalies. Elle tient à un affaiblissement temporaire de l’attention générale à la vie: le regard de la conscience, ne se maintenant plus alors dans sa direction naturelle, se laisse distraire à considérer ce qu’il n’a aucun intérêt à apercevoir. Mais que faut-il entendre ici par « attention à la vie » ? […] On n’a pas assez remarqué que notre présent est surtout une anticipation de notre avenir. La vision que la conscience réfléchie nous donne de notre vie intérieure est sans doute celle d’un état succédant à un état, chacun de ces états commençant en un point, finissant en un autre, et se suffisant provisoirement à lui-même. […] Mais la conscience immédiate saisit tout autre chose. Immanente à la vie intérieure, elle la sent plutôt qu’elle ne la voit ; mais elle la sent comme un mouvement, comme un empiétement continu sur un avenir qui recule sans cesse. Ce sentiment devient d’ailleurs très clair quand il s’agit d’un acte déterminé à accomplir. Le terme de l’opération nous apparaît aussitôt, et, pendant tout le temps que nous agissons, nous avons moins conscience de nos états successifs que d’un écart décroissant entre la position actuelle et le terme dont nous nous rapprochons. […] Maintenant, pourquoi le souvenir du présent attend-il, pour se révéler, que l’élan de conscience faiblisse ou s’arrête ? Nous ne savons rien du mécanisme par lequel une représentation sort de l’inconscient ou y retombe. Tout ce que nous pouvons faire est de recourir à un schéma provisoire par lequel symboliser l’opération. Revenons à celui dont nous nous étions servi d’abord. Représentons-nous la totalité des souvenirs inconscients comme pressant contre la conscience, — celle-ci ne laissant passer, en principe, que ce qui peut concourir à l’action. Le souvenir du présent fait effort comme les autres ; il est d’ailleurs plus près de nous que les autres ; penché sur notre perception du présent, il est toujours sur le point d’y entrer. La perception n’échappe que par un mouvement continuel en avant, qui maintient l’écart. En d’autres termes, un souvenir ne s’actualise que par l’intermédiaire d’une perception : le souvenir du présent pénétrerait donc dans la conscience s’il pouvait s’insinuer dans la perception du présent. Mais celle-ci est toujours en avance sur lui : grâce à l’élan qui l’anime, elle est moins dans le présent que dans l’avenir. Supposons que tout à coup l’élan s’arrête : le souvenir rejoint la perception, le présent est reconnu en même temps qu’il est connu.

Ce pavé franchi, puis-je tenter un compte-rendu exhaustif des propos du séminariste? J'en doute. Je peux essayer de rassembler les citations, en commentant un peu ... Il y a eu d'abord le soulignement de ce que Proust sentait qu'une suspicion bergsonienne pouvait peser sur son travail et le redoutait et s'en défendait, comme d'un contresens. Il accepte une interview dans Le Temps, daté du 12 novembre 1913, dont C.G. dit qu'il a de fait rédigé la majeure partie. Citation: A ce point de vue, mon livre serait peut-être comme un essai d'une suite de "romans de l'inconscient": je n'aurais aucune honte à dire "romans bergsoniens", si je le croyais, car à toute époque il arrive que la littérature a tâché de se rattacher – après coup, naturellement – à la philosophie régnante. Mais ce ne serait pas exact, car mon oeuvre est dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire, distinction qui non seulement ne figure pas dans la philosophie de M. Bergson, mais est même contredite par elle. En 1914 il répond à l'article d'un critique qui affirme qu'il a fait passer dans son roman la philosophie de Bergson: J'ai eu assez à faire avec ce que j'ai senti, et à tâcher de le convertir – dans la mesure où la lumière et les forces m'ont été données – en idées claires, sans chercher à mettre en roman la philosophie de M. Bergson!

Il semble quand même, et cela va apparaître clairement dans l'échange entre A.C. et C.G. qui suit l'exposé, que beaucoup du mixte ressemblances/dissemblances dans les philosophies du temps de Proust et de Bergson s'articule autour de la mémoire, du sort qu'elle fait à notre passé, ou de la construction même de ce passé ou encore de l'accessibilité à notre passé qu'elle autorise. Lors de cet échange, Antoine Compagnon que j'ai d'ailleurs trouvé, autant le souligner, pour la deuxième fois agréable, plaisant dans l'exercice, si j'ose dire "en gros progrès", pose la question : Le "Nous possédons tous nos souvenirs, sinon la faculté de nous les rappeler" que Proust prête à Bergson sous couvert du philosophe norvégien, est-ce que cela ne peut pas représenter la conception proustienne elle-même?

Clément Girardi s'essaie au distinguo : ... pour Bergson, tous les souvenirs demeurent en nous, et c'est par déficience que notre cerveau peut ne pas se les rappeler; pour Proust, ils demeurent mais à l'extérieur de nous, dans des objets, des sensations, et c'est seulement à l'occasion de la rencontre de tel objet, de telle sensation, qu'ils pourront ressurgir.

Le philosophe norvégien nous a beaucoup occupés. C'est un rajout au texte, né d'une rencontre. C.G. cite sa première apparitionÀ ce moment le repas fut interrompu par un convive que j'ai oublié de citer, un illustre philosophe norvégien, qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d'abord que, l'ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes (il en faisait pourtant quelques-unes), il se reportait pour chaque mot à une sorte de dictionnaire intérieur ; ensuite parce qu'en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu'il voulait dire pendant qu'il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur.

Il rajoutera deux citations - d'ailleurs sans respecter l'ordre du texte - que j'élargis (à l'aide d'accolades) parce que tout le passage est réellement amusant : C'était, du reste, un être délicieux, quoique pareil en apparence à beaucoup d'autres, sauf sur un point. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d'une rapidité vertigineuse pour s'échapper dès qu'il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu'il avait la colique ou encore un besoin plus pressant. { – Mon cher – collègue, dit-il à Brichot, après avoir délibéré dans son esprit si « collègue » était le terme qui convenait, j'ai une sorte de – désir pour savoir s'il y a d'autres arbres dans la – nomenclature de votre belle langue – française – latine – normande. Madame (il voulait dire Mme Verdurin quoiqu'il n'osât la regarder) m'a dit que vous saviez toutes choses. N'est-ce pas précisément le moment ?} – Non, c'est le moment de manger, interrompit Mme Verdurin qui voyait que le dîner n'en finissait pas. {« Ah ! bien ; répondit le Scandinave, baissant la tête dans son assiette, avec un sourire triste et résigné. Mais je dois faire observer à Madame que, si je me suis permis ce questionnaire – pardon, ce questation – c'est que je dois retourner demain à Paris pour dîner chez la Tour d'Argent ou chez l'Hôtel Meurice. Mon confrère – français – M. Boutroux, doit nous y parler des séances de spiritisme – pardon, des évocations spiritueuses – qu'il a contrôlées. – Ce n'est pas si bon qu'on dit, la Tour d'Argent, dit Mme Verdurin agacée. J'y ai même fait des dîners détestables. – Mais est-ce que je me trompe, est-ce que la nourriture qu'on mange chez Madame n'est pas de la plus fine cuisine française ? – Mon Dieu, ce n'est pas positivement mauvais, répondit Mme Verdurin radoucie. Et si vous venez mercredi prochain ce sera meilleur. – Mais je pars lundi pour Alger, et de là je vais à Cap. Et quand je serai à Cap de Bonne-Espérance, je ne pourrai plus rencontrer mon illustre collègue – pardon, je ne pourrai plus rencontrer mon confrère. »} Et il se mit, par obéissance, après avoir fourni ces excuses rétrospectives, à manger avec une rapidité vertigineuse.

On notera que ce philosophe s'échappe et mange identiquement "avec une rapidité vertigineuse". Volontaire? Négligence à la relecture? On aurait pu attendre une variante, par exemple "à une vitesse stupéfiante". Non? D'accord, on ne corrige pas Proust. Quant aux excuses "rétrospectives", ne devraient-elles pas plutôt être dites  "anticipées"? Ah? Bien, bien, je ne dis plus rien ... Quoi qu'il en soit, le brave homme finira par se dissoudre dans l'air : On chercha en vain le philosophe norvégien. Une colique l'avait-elle saisi ? Avait-il eu peur de manquer le train ? Un aéroplane était-il venu le chercher ? Avait-il été emporté dans une Assomption ? Toujours est-il qu'il avait disparu sans qu'on eût eu le temps de s'en apercevoir, comme un dieu.

Le philosophe norvégien était en réalité suédois et se nommait Algot Ruhe. Il était de quatre ans l'aîné de Proust et le traducteur de Bergson. C'est ce dernier qui avait demandé à Proust de bien vouloir le recevoir en 1921, lors d'un passage à Paris. Ruhe admirait Proust et l'avait présenté en 1917, rendant compte de Du côté de chez Swann, comme "un nouvel écrivain" à ses lecteurs de la revue Var Tid. Proust  s’en voudra ensuite de l’avoir ridiculisé dans sa maîtrise approximative du français. Dans une lettre à Jacques Rivière, il écrit : "J’espère que cet éminent Suédois ne se reconnaîtra en rien dans le philosophe norvégien de Sodome II mais j’en tremble." Apparemment, sa "victime" ne lui en tint pas rigueur.  L’hommage de la NRF à la mort de Proust en 1923 comprend une lettre d'Algot Ruhe: "Les heures inoubliables que j’ai passées près du lit de Marcel Proust m’ont donné la clef de ses oeuvres, sinon de son âme énigmatique. Il m’apparaît comme un des plus grands rénovateurs du roman moderne. Ses inventions techniques, sa manière de reproduire les moindres nuances de la vie de l’âme exerceront une influence capitale sur les romanciers de l’avenir à mesure que leurs yeux s’ouvriront."

Bien, avançons. Qu'il se situe pour ou contre, Proust prend en compte Bergson.

C.G. met en avant une note du Cahier 2, feuillet 45, recto, qui, au terme d'une phrase représentative du mécanisme essentiel de la mémoire involontaire, ajoute un lapidaire "Bergson":  Qu'importe qu'on nous dise, vous perdez à cela votre habileté. Ce que nous faisons, c'est remonter à la vie, c'est briser de toutes nos forces la glace de l'habitude et du raisonnement qui se forme immédiatement sur la réalité et fait que nous ne la voyons jamais. C'est retrouver la mer libre. Pourquoi cette coïncidence entre deux impressions nous rend-elle la réalité? Peut-être parce qu'alors elle ressuscite avec ce qu'elle omet, tandis que si nous raisonnons, si nous cherchons à nous rappeler, nous ajoutons ou nous retirons. Bergson.

Et C.G. relève en outre que pour décrire son entreprise, Proust use de métaphores tout droit venues de Bergson , celle de la glace qui se brise se trouvant, à l'identique, dans l'Introduction à la métaphysique de 1903: Mais si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformément, le plus constamment, le plus durablement moi-même, je trouve tout autre chose. C'est, au-dessous de ces cristaux bien découpés et de cette congélation superficielle, une continuité d'écoulement qui n'est comparable à rien de ce que j'ai vu s'écouler.

Cette citation, retenue par C.G. mérite d'être élargie. Car elle peut alors aussi aider à percevoir un peu plus de la pensée de Bergson dans cette direction du "souvenir présent" évoquée plus haut, mais aussi dans sa conception en construction des phénomènes de mémoire et de leur rôle, indiscutablement et absolument distinct de celui attribué par Proust, dans le déroulé vital. Voici : Quand je promène sur ma personne, supposée inactive, le regard intérieur de ma conscience, j'aperçois d'abord, ainsi qu'une croûte solidifiée à la surface, toutes les perceptions qui arrivent du monde matériel. Ces perceptions sont nettes, distinctes, juxtaposées ou juxtaposables les unes aux autres; elles cherchent à se regrouper en objets. 

J’aperçois  ensuite des souvenirs plus ou moins adhérents à ces perceptions et qui servent à les interpréter; ces souvenirs se sont  comme détachés du fond de ma personne , attirés à la périphérie par les perceptions qui leur ressemblent; ils sont posés sur moi sans être absolument moi-même. Et enfin je sens se manifester des tendances, des habitudes motrices, une foule d'actions virtuelles plus ou moins solidement liées à ces perceptions et à ces souvenirs.

Tous ces éléments aux formes bien arrêtées me paraissent d'autant plus distincts de moi qu'ils sont plus distincts les uns des autres. Orientés du dedans vers le dehors, ils constituent, réunis, la surface d'une sphère qui tend à s'élargir et à se perdre dans le monde extérieur. Mais si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformément, le plus constamment, le plus durablement moi-même, je trouve tout autre chose. Au-dessous de ces cristaux bien découpés et de cette congélation superficielle, une continuité d'écoulement qui n'est comparable à rien de ce que j'ai vu s'écouler. C'est une succession d'états dont chacun annonce ce qui suit et qui contient ce qui précède. A vrai dire, ils ne constituent des états multiples que lorsque je les ai dépassés et que je me retourne en arrière pour en observer la trace. Tandis que je les éprouvais, ils étaient si solidement organisés, si profondément animés d'une vie commune, que je n'aurais su dire où l'un quelconque d'entre eux finit, où l'autre commence. En réalité, aucun d'eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres.

On reste aussi un moment (et ensuite on y revient) sur les narcotiques. Au départ, ce passage de la Recherche : 

J'ai toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s'être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d'amitiés, il est bien plus difficile de s'éveiller qu'après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l'un à l'autre, je fus surpris d'apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux, "son éminent collègue – pardon, son confrère", – ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. "Bien entendu, aurait dit M. Bergson à M. Boutroux, à en croire le philosophe norvégien, les hypnotiques pris de temps en temps, à doses modérées, n'ont pas d'influence sur cette solide mémoire de notre vie de tous les jours, si bien installée en nous. Mais il est d'autres mémoires, plus hautes, plus instables aussi. Un de mes collègues fait un cours d'histoire ancienne. Il m'a dit que si, la veille, il avait pris un cachet pour dormir, il avait de la peine, pendant son cours, à retrouver les citations grecques dont il avait besoin. Le docteur qui lui avait recommandé ces cachets lui assura qu'ils étaient sans influence sur la mémoire. "C'est peut-être que vous n'avez pas à faire de citations grecques", lui avait répondu l'historien, non sans un orgueil moqueur." Je ne sais si cette conversation entre M. Bergson et M. Boutroux est exacte. Le philosophe norvégien, pourtant si profond et si clair, si passionnément attentif, a pu mal comprendre. Personnellement mon expérience m'a donné des résultats opposés. Les moments d'oubli qui suivent, le lendemain,  l'ingestion de certains narcotiques ont une ressemblance partielle seulement, mais troublante, avec l'oubli qui règne au cours d'une nuit de sommeil naturel et profond.
Or, ce que j'oublie dans l'un et l'autre cas, ce n'est pas tel vers de Baudelaire qui me fatigue plutôt "ainsi qu'un tympanon", ce n'est pas tel concept d'un des philosophes cités, c'est la réalité elle-même des choses vulgaires qui m'entourent – si je dors – et dont la non-perception fait de moi un fou ; c'est, si je suis éveillé et sors à la suite d'un sommeil artificiel, non pas le système de Porphyre ou de Plotin, dont je puis discuter aussi bien qu'un autre jour, mais la réponse que j'ai promis de donner à une invitation, au souvenir de laquelle s'est substitué un pur blanc. L'idée élevée est restée à sa place ; ce que l'hypnotique a mis hors d'usage c'est le pouvoir d'agir dans les petites choses, dans tout ce qui demande de l'activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours.

Proust, ici, prend donc position contre Bergson. Ce dernier pense-t-il accorde aux somnifères une influence à la fois excessive et faussée, quand l'important, pour Proust, c'est la discontinuité liée au sommeil, la forme d'oubli qu'il dispense, la suspension qu'il opère de "l'attention à la vie" chère à Bergson. S'endormir, dit C.G., pour Proust, c'est mourir un peu. Mais, prolongeant l'affaire, Proust poursuit : Malgré tout ce qu'on peut dire de la survie après la destruction du cerveau, je remarque qu'à chaque altération du cerveau correspond un fragment de mort. Nous possédons tous nos souvenirs, sinon la faculté de se les rappeler, dit d'après M. Bergson le grand philosophe norvégien, dont je n'ai pas essayé, pour ne pas ralentir encore, d'imiter le langage. Sinon la faculté de se les rappeler? Mais qu'est-ce qu'un souvenir qu'on ne se rappelle pas ?

Il évoque au passage, ce faisant (...ce qu'on peut dire de la survie après la destruction du cerveau) la proposition de Bergson dans Matière et Mémoire de la possibilité que la vie de l'âme, la vie de la mémoire ne soient pas affectées par la mort du corps  puisque le corps et l'âme sont deux entités distinctes l'une de l'autre. Et devant cette aporie "d'un souvenir qu'on  ne se rappelle pas", il essaie de pousser - dit C.G. - le raisonnement à l'absurde: Ou bien, allons plus loin. Nous ne nous rappelons pas nos souvenirs des trente dernières années ; mais ils nous baignent tout entiers ; pourquoi alors s'arrêter à trente années, pourquoi ne pas prolonger jusqu'au delà de la naissance cette vie antérieure? Du moment que je ne connais pas toute une partie des souvenirs qui sont derrière moi, du moment qu'ils me sont invisibles, que je n'ai pas la faculté de les appeler à moi, qui me dit que, dans cette masse inconnue de moi, il n'y en a pas qui remontent à bien au delà de ma vie humaine ? Si je puis avoir en moi et autour de moi tant de souvenirs dont je ne me souviens pas, cet oubli (du moins oubli de fait puisque je n'ai pas la faculté de rien voir) peut porter sur une vie que j'ai vécue dans le corps d'un autre homme, même sur une autre planète. Un même oubli efface tout. Mais alors que signifie cette immortalité de l'âme dont le philosophe norvégien affirmait la réalité? L'être que je serai après la mort n'a pas plus de raisons de se souvenir de l'homme que je suis depuis ma naissance que ce dernier ne se souvient de ce que j'ai été avant elle.

Je n'insisterai pas outre mesure là-dessus. L'hypothèse d'une survie de l'âme dont j'ai dit deux mots en commençant  m'est une telle ahurissante absurdité que je ne conçois pas qu'un penseur équilibré la forme. Et je suis heureux que Proust l'écarte sagement. 

Clément Girardi s'interroge longuement sur les interprétations possibles des rapidités du philosophe norvégien. Métaphore d'une pensée de Bergson trop hative, d'une philosophie "au pas de course"? Bergson avait pourtant dit lui-même, rappelle C.G.,  que le philosophe devait prendre son temps. D'où vient à Proust ce sentiment de vitesse? En 1920, à l'occasion du jury du prix Blumenthal dont ils étaient membres, Proust et Bergson ont eu une longue conversation publique sur la question du sommeil et des somnifères, le premier (ils souffraient tous deux d'insomnies) les ayant au passage recommandés au second. 

Accessoirement (réf. wikipédia): Le prix Blumenthal est un prix décerné de 1919 à 1954 à des peintres, sculpteurs, décorateurs, graveurs, écrivains et musiciens par la fondation franco-américaine Florence Blumenthal, une organisation philanthropique créée par la riche américaine Florence Meyer Blumenthal (1875–1930) qui a pour objectif de découvrir et de promouvoir outre-Atlantique de jeunes artistes français. J'ajoute que curieusement, si on en croit la liste fournie, ce prix n'a pas été délivré en 1920, date avancée pour l'échange Proust-Bergson "en jury". On passe directement du lauréat 1919 (Jacques Rivière, directeur de la NRF; imposé semble-t-il par Bergson, Proust, Gide et Henri de Régnier) au lauréat 1921 (Georges Migot, dont le nom ne me dit rien). 

La question du rêve intéresse Proust. Il a lu attentivement "L'Energie spirituelle", recueil sous-titré "Essais et Conférences" publié par Bergson en 1919, collation de textes anciens devenus introuvables que Bergson reprend et organise, dont une conférence sur le rêve datant de 1902.

C.G. développe . Pour Bergson, les perceptions du dormeur font les péripéties du rêveur. Nous ne cessons pas de percevoir pendant que nous dormons, telle raie de lumière aperçue paupières fermées peut devenir dans le rêve une lueur d'incendie. Comme la perception est floue, la mémoire devient erratique, une infinité d'images de notre passé reviennent interpréter ce que nous percevons les yeux clos, défilant à grande vitesse dans notre concience. Déroutée par des changements si rapides, notre intelligence fabrique comme elle le peut de la cohérence, invente du sens, invente de la narration. Raisonnant ainsi, Bergson maintient le rêve dans la continuité du réel et n'en fait qu'un fonctionnement singulier, appauvri, de la perception. Ainsi, rêver, c'est percevoir moins bien mais c'est encore percevoir, c'est peut-être mal se souvenir mais c'est encore se souvenir, c'est faire jouer un mécanisme par lequel les images de notre passé sont réarrangées pour répondre aux sollicitations du monde extérieur. Entre le rêve et la veille, c'est la même vie qui se poursuit ininterrompue à la variation près d'un certain degré d'attention et le rêveur n'est alors qu'un homme d'action qui se repose.

Proust, dit C.G., conteste cette analyse en se fondant sur ses propres observations. Il admet que les perceptions du dehors peuvent atteindre le rêveur, mais le chemin est semé d'embûches. Tantôt l'inertie du rêve en cours efface la perception du coup de sonnette censé nous réveiller, tantôt on se prend à douter si ce n'est pas dans le rêve qu'on a sonné à notre intention et l'activité onirique, pour Proust, a sa propre autonomie, le rêveur semblant ne pas pouvoir quitter le rêve sans que celui-ci l'ait autorisé, sans que le rêve ait, de lui-même, produit la logique du réveil. L'idée de Proust est qu'en réalité, le vécu et le rêve n'existent pas sur un même plan et se développent dans deux vies qui sont sans rapport de statut. Il note (Cahier 59, feuillet 5, verso): Plaisirs et douleurs du rêve, c'est un compte, un budget spécial, que nous ne faisons pas figurer dans l'exercice ordinaire de notre vie courante. Si le rêve interrompt le fil de notre vie, s'il nous fait oublier (voir passage ci-dessus) tant de cartons d'invitation auxquels nous devions répondre, c'est parce que nous y avons vécu une vie pleine et qui résiste au réveil. Pour Proust, le rêve est tout autre chose qu'une expérience résiduelle de la veille, il est davantage une expérience supplémentaire capable même, précisément parce qu'autonome, de nous rendre les choses qui sont tombées hors de la portée de notre mémoire habituelle, en prenant du coup valeur de mémoire involontaire. Si pour Bergson, le rêve n'interrompt rien, pour Proust, il brise au contraire la continuité de la vie, il multiplie le sujet que nous sommes, il fait un pli dans notre existence.

Pour Bergson, le rêve, simple moment de relâchement, intéresse moins le philosophe que la veille, qui suppose un effort de conscience, difficile à obtenir, donc à expliquer. Ce que doit suivre le philosophe, selon lui, c'est le mouvement, c'est la vie, caractérisée par son élan, l'élan vital: La vie n'applique de modification durable à la matière que si elle se rend capable d'accomplir tout d'un coup une grande somme de déplacements infinitésimaux . Elle doit être patiente, accumuler de l'énergie, mais elle doit aussi savoir courir au bon moment, profiter de l'interstice qui lui est offert pour contrecarrer les lois de la matière. [Je ne trouve pas l'origine de cette citation] 

C.G. se lance dans une longue présentation de la position de Bergson à travers la conclusion de l'Essai sur les données immédiates de la conscience (1899) et du reproupement des textes de l'Energie spirituelle. Il parle de la possibilité de l'acte libre, qui appartient en propre à celui qui l'accomplit. Il cite: Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'oeuvre et l'artiste. Il identifie les couples oeuvre/artiste et acte libre/auteur de l'acte . A la conscience qui veut s'exprimer, il offre ainsi deux voies: celle de l'action et celle de l'art, celle de l'homme d'action et celle de l'artiste. Mais dans l'hypothèse de l'élan vital, il est plus important d'être un homme d'action qu'un artiste. L'homme d'action va dans le sens de la vie, seulement limité par la matière . L'artiste se détache de l'urgence de la vie, se rapproche de l'état de rêve, il fait retour en lui-même et pivote, tournant le dos au mouvement de la vie. Il fait oeuvre utile, sa production nous met au contact de nous-mêmes, nous aide à percevoir le monde qui nous entoure, nous libère du point de vue de l'intelligence, mais il ne fait par là que préparer l'action véritablement libératrice que l'homme d'action, lui, accomplit. Dans l'art, quelque chose ralentit, quelque chose menace de s'arrêter: Mais la conscience a failli être prise au piège. La matière s'enroule autour d'elle, la plie à son propre automatisme, l'endort dans sa propre inconscience.

Mais Proust s'inscrit en contre. Plutôt qu'un homme qui change le monde  et conquiert une part de liberté contre les chaînes de la matière, il veut être un sujet qui se comprend lui-même, qui se retrouve. Il choisit l'art contre l'action, à l'intérieur même de l'alternative bergsonienne, il donne sa faveur à l'artiste quand Bergson a privilégié l'homme d'action, à l'intérieur ausssi d'un désaccord théorique. Bergson affirme que l'intégralité de notre passé est conservée dans notre mémoire dans le cadre d'une sauvegarde exhaustive et automatique, et que si l'on se dégageait de l'horizon nécessaire de l'action, on pourrait intégralement le retrouver. Proust lui répond qu'il ne suffit pas de faire attention à soi-même, que l'habitude ou l'intelligence ou l'action sont beaucoup plus aliénantes que son interlocuteur ne le croit, que l'intelligence a tellement interposé entre nous et nous-mêmes  que nous avons à retrouver quelque chose que nous n'avons en réalité jamais vécu, dont nous n'avons ni la mémoire, ni le modèle, qu'à supposer même que nous ayons vécu quelque chose avec intensité, vient un moment où ce que nous avons vécu tombe en dehors de notre portée, où un morceau de notre mémoire part à la dérive et rend incompréhensible au sujet que nous sommes celui que nous avons été. Il dit que cette brisure-là, Bergson ne l'a pas observée ou bien n'a pas voulu la voir, ne s'est pas senti tenu d'y apporter une réponse, qu'il a ignoré le problème qui, à lui, Proust, tient à coeur de l'unité du sujet à recomposer, de la redécouverte d'une compréhension véritable de l'intégralité de notre vie passée, se contentant d'un "si" (... si l'on se dégageait de l'horizon nécessaire de l'action ...) sans opérationnalité.Ce problème, il le pense urgent, aussi urgent que celui, du domaine de l'action, que se pose Bergson et appelant un élan créatif aussi grand, enjoignant de faire exister quelque chose qui n'existe pas sans nous, qui peut être retrouvé mais qui ne nous attend nulle part. L'hypothèse de Bergson de souvenirs automatiquement mémorisés et en attente d'un sujet lui semble extravagante. Il renverse les termes: nous sommes des sujets en attente de nos souvenirs. 

Or, dit Proust, il est impossible de retrouver la mémoire sans la réinventer en partie, impossible de se connaître sans aller au moins en partie au-delà de ce qu'on a été. On n'a pas d'autre choix que de s'essayer, car retrouver le passé, c'est retrouver l'ancienne indétermination du passé, c'est retrouver le passé comme s'il était présent, susceptible d'être libéré de son assignation première, d'être vécu d'une nouvelle manière, sans que retrouver le passé signifie retrouver la continuité des moments de notre vie entre eux, que d'ailleurs il ne nous a jamais été donné de vivre. Retrouver le passé, c'est plutôt rendre chacun des moments de notre vie à lui-même, indépendamment de tous les autres , dans une sorte d'étanchéité qui lui donne sa mesure. On doit s'essayer parce que de toute façon, l'oubli a fait son oeuvre et qu'on ne peut retrouver ce qu'on a perdu qu'en l'inventant à nouveau. 

Bergson écrit en ayant, dit C.G., la mort devant lui comme un horizon qu'en courant assez vite on pourra repousser constamment, sans jamais s'arrêter. Proust au contraire écrit ave la mort derrière lui, comme un survivant. Pour Bergson, c'est la vie qui s'essaye en essayant d'introduire une marge de liberté dans le déterminisme de la matière. Chez Proust, c'est le sujet qui s'essaye  et son essai sert sa connaissance de lui-même. Bergson court après la liberté, Proust s'immobilise dans la liberté de la recherche de la connaissance, il se méfie de l'action et s'astreint à une forme d'immobilité à l'intérieur de laquelle la dimension essayiste de son travail finit par trouver un élan.

Bergson se pose la question générale de la perpétuation du mouvement de la vie à travers la matière, cherche par quelle accumulation d'énergie la création de nouveauté se fraye un chemin dans la répétition du monde à l'identique  et quels équilibres internes, quelles tensions intérieures contre elle-même, la vie doit inventer pour durer. Proust a d'autres interrogations. Le problème de "la" vie cède la place chez lui ou plutôt selon lui pour chacun, à la question de "sa" vie, à la question exacte du "vécu". Il s'agit de savoir ce qu'a été la vie pour les sujets que nous sommes, quelles sont les conditions auxquelles nous pouvons affirmer "vivre", par quels moyens nous pouvons "vivre" si "vivre" n'est pas quelque chose qui nous est donné immédiatement. Où faut-il chercher ce "vécu" qu'on pourra dire nôtre? Finalement, quelles formes plurielles, contradictoires, elles-mêmes en tension, peut prendre ce "vécu" que pour autant nous serons autorisés à nous approprier, toute cette confrontation d'histoires mal agencées à l'intérieur de notre histoire que nous nous inventons dans l'écriture et aussi que le rêve nous invente.

C.G., arrivé là, estime se retrouver "au même point d'où Anne Simon (séminaire du 5/2/19) est partie". Je suis retourné à mon compte-rendu. Oui, la citation liminaire (et qu'elle a massacrée) sur les souvenirs "qu'on ne se rappelle pas" est là. Mais honnêtement ... il a certainement mieux suivi que moi l'exposé de la séminariste .  

Après une ou deux phrases sur Ruskin et Bergson  réunis "pour avoir les premiers portés l'attaque contre l'approche beuvienne des oeuvres", et sur Bergson seul "pour avoir préféré la considération d'une vie supra-individuelle  à l'attention à porter à "sa" vie par le sujet, théorisant la création de soi par soi en pensant à l'individu moral et non au sujet sensible", C.G. aborde sa coda. Pour Bergson, énonce-t-il, l'esprit s'incarne dans une matière alors que pour Proust, on ne devient réel que dans la fiction. A la question "Qui suis-je?", Bergson, dit-il, répond en métaphysicien quand Proust suggère qu'on ne peut y répondre qu'en écrivain. En se mettant en mouvement, avec le mouvement qu'il se choisit, Bergson glisse de fait à la surface des choses et il n'a pas commencé à se connaître [C.G. dit "de se connaître"; à/de, les spécialistes ne sont pas d'accord sur les nuances sémantiques; à notre oreile moderne, "de" me semble inusuel]. Dire alors que Bergson va trop vite (à travers le philosophe norvégien), c'est manière de dire qu'il nous laisse trop démunis face aux problèmes concrets de notre existence, parmi lesquels celui de savoir ce que nous sommes, à quel moment, par quels moyens nous pouvons trouver une forme d'identité à nous-mêmes. Bergson, signifie Proust, va trop vite en ce sens qu'il nous délaisse, qu'il laisse à notre intention des secours par trop dérisoires.  

Bon, finalement, je me suis parjuré et j'ai rendu compte presque exhaustivement de mes notes. Je me demande malgré tout si le bilan ne relève pas du "Tout ça pour ça?". De ce qui est rassemblé ici, la vie semble être pour Bergson un continuum volontariste et auto-entretenu, quand Proust est devant un désassemblage éclaté et disparate dont il veut reconstituer les morceaux. Vécu/Mémoire ? L'un habite un apartement en duplex, l'autre se dédouble entre deux appartements séparés. L'un veut l'efficacité de l'action et l'autre, l'acmé du ressenti. Et tout à fait entre nous, l'un n'intéresse plus que les spécialistes et l'autre continue à illuminer la vie de ses lecteurs. A la question de l'ouvrage unique à emporter sur l'île déserte, la réponse est et demeure A la recherche du temps perdu.     

  Maldives_island  md30060699302

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