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Mémoire-de-la-Littérature
1 février 2008

Morales de Proust - Leçon V(2)

Amphithéâtre Marguerite de Navarre
Mardi 29 / 1 / 2008 - 16h30/17h30

C-R: Partie (2)

Suite de (1).....

Bilan et détachement ... sceptique

Toute cette constellation de philosophes [que je viens de citer] se retrouve, conclut lapidairement Compagnon, à la fois dans Brichot et dans son collègue X..., qui furent objets d’une citation (voir leçon précédente) liée à quelques développements sur la question du “philosophe amoureux” (Aristote et la courtisane).
Et - remarque incidente en forme de justification - si je me suis tant “étalé”, ajoute-t-il, c’est au fond sous la pression du retour actuel dans le champ de la discussion théorique des contours à redéfinir, à préciser ou à moderniser (?) d’une Morale qui soit laïque (ou d’une Laïcité qui soit morale)...

Quant à tant de néo-kantisme rassemblé ... la Recherche “en est revenue”! Et elle en est revenue à coup de scepticisme:

“C’est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie - favorisée par celle de l’époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que les goûts de chacun - n’est déjà plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presque médicale, d’hommes qui au lieu d’extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dégager de leurs années déjà écoulées un résidu fixe d’habitudes, de passions qu’ils puissent considérer en eux comme caractéristiques et permanentes et auxquelles, délibérément, ils veilleront d’abord que le genre d’existence qu’ils adoptent puisse donner satisfaction”.

Individualisme, pessimisme, scepticisme, une philosophie de son temps, côté mondanité (voir E-M. Caro), qui rencontre la coterie des Guermantes [la princesse des Laumes, c’est Oriane avant la mort de son beau-père]. S’esquisse aussi dans ce seul passage le conflit entre l’intelligence et la morale qui sera récurrent et ... familial (Guermantes):

“Le Génie des Guermantes avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler morale. Certes, il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mêmes. Mais les premiers - même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et justes - traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le Génie de la famille s’exprimait par la bouche de la vieille dame”.

En fait, dès “Les plaisirs et les Jours”, on trouve des piques à l’endroit de la morale néo-kantienne, particulièrement dans la partie intitulée “Les regrets, rêveries couleurs du temps”. Ainsi (il lit):

“Les paradoxes d’aujourd’hui sont les préjugés de demain, puisque les plus épais et les plus déplaisants préjugés d’aujourd’hui eurent un instant de nouveauté où la mode leur prêta sa grâce fragile. Beaucoup de femmes d’aujourd’hui veulent se délivrer de tous les préjugés et entendent par préjugés les principes. (...) Elles rougiraient de rien classer, de rien juger, de dire: ceci est bien, ceci est mal.”
Commentaire de Compagnon: “Les principes moraux sont au fond niés”.
Il poursuit, lisant:

“Autrefois, quand une femme agissait bien, c’était comme par une revanche de sa morale, c’est à dire de sa pensée, sur sa nature instinctive. Aujourd’hui quand une femme agit bien, c’est par une revanche de sa nature instinctive sur sa morale, c’est-à-dire sur son immoralité théorique (voyez le théâtre de MM. Halévy et Meilhac). En un relâchement extrême de tous les liens moraux et sociaux, les femmes flottent de cette immoralité théorique à cette bonté instinctive”. Et Compagnon veut y voir, déjà, Mlle Vinteuil, oscillant entre adoration et profanation, entre morale instinctive et morale rationnelle ...

Remarque: Piques contre le néo-kantisme du temps? Sous-texte profond porteur de sens? Peut-être. mais à lire le passage dans son entier (méditation V des Regrets, non titrée), on a plutôt le sentiment d’une ciselure misogyne convenue de la femme mondaine en papillon gracieux et décervelé. Ainsi:

“Mais les femmes, loin d’être des oracles des modes de l’esprit, en sont plutôt les perroquets attardés. Aujourd’hui encore le dilettantisme leur plaît et leur sied. S’il fausse leur jugement et énerve leur conduite, on ne peut nier qu’il leur prête une grâce déjà flétrie mais encore aimable (... etc ...) Leur vie répand le parfum doux des chevelures dénouées.”

Recherche surtout me semble-t-il de la formule plus que réflexion sur le fond ... Moralisme de salon à la portée étroite et billet mondain.

Toujours la “piste n°2” ...

Mais Compagnon tient sa pelote, et la dévide, revenant à sa “piste n°2”, celle du “renouveau de la philosophie morale par le biais de la littérature” (voir leçon précédente). Nos philosophes contemporains, dit-il, sont bien sur ce créneau, ne croyant plus guère aux principes, pourquoi il s’en trouve pour se tourner vers la littérature comme enquête morale et pour chanter le roman comme un art supérieur à la philosophie, capable d’intégrer la contingence de la vie.
À quoi il veut opposer une objection, malgré sa satisfaction à lire une apologie de la littérature. Car ce que la philosophie morale cherche tourne autour de questions que posait certes la littérature “classique”, mais qu’abandonne la littérature “moderne”, qui s’installe avec Baudelaire, Dostoievski, Proust .. L’Être Humain, la Condition Humaine, nos Vies ... n’appartiennent pas au souci de ces écrivains, ou du moins pas dans la stabilité de la réflexion comme de l’expression. Ces mots ne leur viennent qu’avec les malheurs (Proust/Swann: “On devient moral quand on est malheureux”).

Note: Par crainte de ne pas trouver le temps d’y revenir, dire ici succinctement que ce jugement me trouve circonspect. Sauf à développer sa pensée, je ne vois pas que les auteurs cités (et tant d’autres qui ne l’ont pas été), à porter leur analyse descriptive sur des comportements psychologiques particuliers, individuels, fassent autre chose que s’intéresser au général, à l’universel de nos fonctionnements psychiques. Quel sens a l’être humain, sinon d’être semblable ... à moi? Qu’est-il d’autre “[qu’]un étranger vêtu de noir qui me ressem[ble] comme un frère “? Il faudrait aller plus loin ...

Il évoque Swann dans les hauts et les bas de sa relation avec Odette, portant aux nues les Verdurin quand il est, avec elle, du petit groupe, les jugeant immoraux s’il n’est pas invité. Il lit`(les Verdurin ont organisé en dehors de Swann une partie à Chatou):

“Quelle gaîté fétide! disait-il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte qu’il avait lui-même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment une créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes? Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C’est vraiment incroyable de penser qu’un être humain peut ne pas comprendre qu’en se permettant un sourire à l’égard d’un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu’à une fange d’où il ne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être éclaboussé par les plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il en relevant la tête, en redressant fièrement son corps en arrière. Dieu m’est témoin que j’ai sincèrement voulu tirer Odette de là, et l’élever dans une atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout”.

De même dit Compagnon [de même? ... quant à la relativité subjective des jugements moraux sans nul doute ...], quand Swann est transformé par son mariage et se dupe en cédant à une bienveillance réapparue.... Il réinterprète là et il lit du coup des fragments (il les donne en désordre par rapport au texte; ils sont ici “dans l’ordre”) d’un long passage (À l’ombre des jeunes filles en fleurs) de découverte “de l’intérieur” des Swann par le narrateur enfin reçu chez eux:

“... l’ancien Swann avait cessé d’être non seulement discret quand il parlait de ses relations, mais difficile quand il s’agissait de les choisir. Comment Mme Bontemps, si commune, si méchante ne l’exaspérait-elle pas? Comment pouvait-il la trouver agréable? Le souvenir du milieu Guermantes aurait dû l’en empêcher, semblait-il; en réalité, il l’y aidait. Il y avait certes chez les Guermantes à l’encontre des trois-quarts des milieux mondains, du goût, un goût raffiné même, mais aussi du snobisme, d’où possibilité d’une interruption momentanée dans l’exercice du goût (....)
Mais avec la naïveté des gens du monde, du moment qu’on recevait [une personne] on s’efforçait de la trouver agréable, faute de pouvoir se dire que c’est parce qu’on l’avait trouvée agréable qu’on la recevait. Swann, venant au secours de Mme de Guermantes, lui disait quand l’Altesse était partie: “Au fond elle est bonne femme, elle a même un certain sens du comique. Mon Dieu je ne pense pas qu’elle ait approfondi la “Critique de la raison pure”, mais elle n’est pas déplaisante” (...)
La faculté de dire de telles choses, de les dire sincèrement, Swann l’avait acquise chez la duchesse, et conservée. Il en usait maintenant à l’égard des gens qu’il recevait. Il s’efforçait à discerner, à aimer en eux les qualités que tout être humain révèle, si on l’examine avec une prévention favorable et non avec le dégoût des délicats ....”

Remarque: Le ”De même” de Compagnon, j’y reviens, ne me paraît pas rendre exhaustivement compte de la situation, car ici il ne s’agit pas d’un Swann totalement transformé, mais du même Swann, en termes de ”formation”, qui reproduit, dans ce milieu nouveau, des réflexes acquis dans l’autre .... Il y avait chez le Swann des Guermantes, il y a ici, chez le Swann d’Odette, une identique forme de “duperie de soi”. Swann a “transformé” ses relations pour sa femme, pas ses “réactions”. Même adaptation au “milieu” dans les deux cas. Simplement, la duperie dans le salon de sa femme est totale alors qu’elle n’était que ponctuelle, pour les invités “obligés” qui n’avaient pas l’esprit “Guermantes”, chez la duchesse.

Des traces d’éthique kantienne et de solidarité ... ?

Pour revenir, dit Compagnon, à l’éthique kantienne, républicaine, à la solidarité, ces clés de voûte (et plus encore la dernière) de la morale laïque, contemporaine de Proust, les traces qu’on en trouve dans la Recherche, renvoient toujours, sont toujours liées à des appartenances réduites, à un clan, une caste, une race. Il ne s’agit jamais de solidarité “humaine”, “universelle”, fidèle à l’esprit de Kant. Où celui-ci prône l’universalisme, on retrouve ... un communautarisme, avoué ou pas. Tout est réduit, circonscrit, limité. Il lit:

"Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme: “Il n’y a pas de temps à perdre, n’oublions pas que c’est samedi!” ... " (in Combray)

Voilà, dit Compagnon, que le patriotisme n’est plus que “familial” ! Il lit encore - et pour finir, ou presque - les jeunes filles à Balbec, en bord de plage, bicyclettes ... :

“Telles que si, du sein de leur bande qui progressait le long de la digue comme une lumineuse comète, elles eussent jugé que la foule environnante était composée d’êtres d’une autre race et dont la souffrance même n’eût pu éveiller en elles un sentiment de solidarité, elles ne paraissaient pas la voir, forçaient les personnes arrêtées à s’écarter ainsi que sur le passage d’une machine qui eût été lâchée et dont il ne fallait pas attendre qu’elle évitât les piétons, et se contentaient tout au plus, si quelque vieux monsieur dont elles n’admettaient pas l’existence et dont elles repoussaient le contact s’était enfui avec des mouvements craintifs ou furieux, mais précipités et risibles, de se regarder entre elles en riant. Elles n’avaient à l’égard de ce qui n’était pas de leur groupe aucune affectation de mépris, leur mépris sincère suffisait”

Nietzschéen, dit Compagnon, et en tout contraire à l’impératif catégorique: “Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”.
Il prolonge par une référence à la mort de Swann, que sa maladie et l’affaire Dreyfus ont amené à une solidarité “juive” qu’il avait “oubliée” toute sa vie.
Cette allusion concerne un passage [non lu] de Sodome et Gomorrhe: “... D’ailleurs peut-être chez lui, en ces derniers jours, la race faisait-elle apparaître plus accusé le type physique qui la caractérise, en même temps que le sentiment d’une solidarité morale avec les autres juifs, solidarité que Swann semblait avoir oubliée toute sa vie, et que, greffées les unes sur les autres, la maladie mortelle, l’affaire Dreyfus, la propagande antisémite, avaient réveillée”.

Et il s’amuse pour finir - l’amphi aussi - des a priori de Françoise, lisant: “Tout au plus ne croyait-elle pas ma grand-mère et pensait-elle que celle-ci mentait dans un intérêt de classe, les gens riches se soutenant les uns les autres, quand elle assurait que Mme de Villeparisis avait été autrefois ravissante”.

Derniers mots, en rangeant ses feuillets: “La morale de la solidarité est toujours ridiculisée, Kant est ridiculisé... et nous aborderons la prochaine fois la piste n° 3”.

Vraiment?

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Commentaires
N
Tout comme vous, nous l'attendons avec curiosité et impatience, puisqu'elle sera le vrai sujet des cours de cette année....<br /> Au 6° cours, il est grand temps de l'aborder.<br /> Hagège aussi connaissait cet art de parler très longuement de ce dont il "n'allait pas parler dans son cours"!! <br /> Passons,cette séance a été pour moi un intermède, un peu comme l'an dernier le cours consacré à l'air du chalumeau.
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