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Mémoire-de-la-Littérature
9 février 2013

Histoire d’O … reiller

Leçon du 05/02/2013

Oreiller-Gaston****************Histoire d'O

Après les joues, avait prévenu Antoine Compagnon, ce sera l’oreiller.

Ce le fut. On y a passé la séance. L’oreiller comme enfance et l’oreiller comme sensualité, puis sexualité et tout de suite Baudelaire (Le crépuscule du matin) : « C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants
/ Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents », talonné par Sully Prudhomme (En voyage):

(…)

Elles se parlaient à voix basse :


C’était comme un bruit de frisson,


Le bruit qu’on entend quand on passe


Près d’un nid le long d’un buisson ;


Et bientôt elles se blottirent,


Leurs fronts l’un vers l’autre penchés,


Comme deux gouttes d’eau s’attirent


Dès que les bords se sont touchés ;


Puis, joue à joue, avec tendresse,


Elles se firent toutes deux


Un oreiller de leur caresse,


Sous la lampe aux rayons laiteux.

(...)

Je trouve dommage que, par un effet hélas sans doute volontaire de présentation, AC instille une tonalité lesbienne à quelques vers plus innocents qu’éclaire le quatrain qui les précède et dont il va attendre cinq minutes pour indiquer le ressort : « Et je ne m’apercevais guère,
/ Indifférent de bonne foi,
/ Qu’une jeune fille et sa mère
/ Faisaient route à côté de moi. » Il y a là une pointe de malhonnêteté intellectuelle.

Poème proustien dit-il, babil des oiseaux, thème de la passante. Soit. Il indique, pas de côté, que ce poème est le cinquième d’un recueil dont Proust citait souvent à ses interlocuteurs le premier, assez long, intitulé « Aux amis inconnus » :

Ces vers je les dédie aux amis inconnus,

A vous, les étrangers en qui je sens des proches,


Rivaux de ceux que j'aime et qui m'aiment le plus,


Frères envers qui seuls mon coeur est sans reproches


Et dont les cœurs au mien sont librement venus.     (…)

Cette affaire d’oreiller succédant en termes d’enfance aux joues de la semaine passée, une trace en subsiste dans ces premières minutes de cours , que vient concrétiser la référence à un jugement de Baudelaire (bis) dans son compte-rendu (1862) des Misérables de Hugo : « Ici, par une liaison toute naturelle, nous sommes amenés à reconnaître une fois de plus avec quelle sûreté et aussi quelle légèreté de main ce peintre robuste, ce créateur de colosses colore les joues de l’enfance, en allume les yeux, en décrit le geste, pétulant et naïf. »

Un extrait de Combray va contribuer à assurer le passage de témoin entre la joue et l’oreiller, celui-ci s’explicitant pendant que la joue s’efface, ne subsistant là qu’allusivement, via une teinte de pomme mûre qui nous renvoie à des pommettes (le texte est long, je souligne, pour repérage) :

« Que cette église était française ! Au-dessus de la porte, les saints, les rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles, étaient représentés comme ils pouvaient l'être dans l'âme de Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et à Virgile de la même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle l'avait personnellement connu, et généralement pour faire honte par la comparaison à mes grands-parents moins « justes ». On sentait que les notions que l'artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XIXe siècle) avaient de l'histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par autant d'inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non des livres, mais d'une tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante. Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi, virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de Saint-André-des-Champs c'était le jeune Théodore, le garçon de chez Camus. Françoise sentait d'ailleurs si bien en lui un pays et un contemporain que, quand ma tante Léonie était trop malade pour que Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans son fauteuil, plutôt que de laisser la fille de cuisine monter se faire « bien voir » de ma tante, elle appelait Théodore. Or ce garçon, qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était tellement rempli de l'âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux « pauvres malades », à « sa pauvre maîtresse », qu'il avait pour soulever la tête de ma tante sur son oreiller la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s'empressant, un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n'étaient qu'un ensommeillement, qu'une réserve, prête à refleurir dans la vie en innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de Théodore, enluminés de la rougeur d'une pomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d'une stature plus qu'humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et mutin, les prunelles enfoncées, l'air valide, insensible et courageux des paysannes de la contrée. » 

Les joues, certes, les joues, que l’on pose sur l’oreiller, qui en reçoivent des striures, mais enfin, veut savoir AC, d’où vient aussi cet oreiller ? Et bien d’une histoire de boucles, lui semble-t-il. Des boucles qui sont tirées, dès les brouillons, par un oncle ou par un curé, tout évolue, pour donner dans le texte définitif (Combray): « Ou bien en dormant j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le jour – date pour moi d'une ère nouvelle – où on les avait coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des rêves. »

L'oreiller s’installe donc là comme protecteur d’une terreur enfantine, d’où va naître l’image d’un nid, au sein de ces «  chambres que j'avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ; chambres d'hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu'on se tresse avec les choses les plus disparates : un coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu'on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s'y appuyant indéfiniment. »

C’est Jules Michelet dit AC, dont Proust est fidèle lecteur, qui dans son ouvrage « L’oiseau » (1856), introduit cette idée, décrivant la construction du nid : « L'outil, réellement, c'est le corps de l'oiseau lui-même, sa poitrine, dont il presse et serre les matériaux jusqu'à les rendre absolument dociles, les mêler, les assujettir à l'œuvre générale. Et au dedans, l'instrument qui imprime au nid la forme circulaire n'est encore autre que le corps de l'oiseau. C'est en se tournant constamment et refoulant le mur de tous côtés, qu'il arrive à former ce cercle. » 

AC note au passage que Michelet, , à travers un autre livre, « La mer », suscitera dans Sodome et Gomorrhe la métaphore de la méduse lors de la description des « tantes » : «  …il s'attarde sur la plage, telle une étrange Andromède qu'aucun Argonaute ne viendra délivrer, comme une méduse stérile qui périra sur le sable (…) Méduse ! Orchidée ! quand je ne suivais que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l'histoire naturelle et de l'esthétique, je voyais une délicieuse girandole d'azur. » 

On tournicote un moment autour de cette question d’oreiller, de nid, de matériaux à cimenter pour se protéger des tireurs de boucles, à travers les étapes des cahiers, travail d’érudition à la poursuite des sources, d’une génétique de la formule définitive, d’une traçabilité de l’image retenue, avec des chambres en cours de structuration comme les nids de Michelet .

Elargissement dans la foulée à l’importance de l’oreiller dans l’imaginaire du début du XX° siècle ! Une thèse à faire peut-être ? L’oreiller comme prémonition craintive de la Grande Guerre ? Là, j’en rajoute. Chaque fois qu’AC va au musée d’Orsay et qu’il passe devant le tableau de Vuillard de 1891, « Au lit », il pense à Proust.

Au lit-Vuillard           De la crainte à la sensualité, voici que nous allons maintenant envisager de franchir le pas. Après le départ d’Albertine : « Quand nous parlons de la « gentillesse » d'une femme nous ne faisons peut-être que projeter hors de nous le plaisir que nous éprouvons à la voir, comme les enfants quand ils disent : « Mon cher petit lit, mon cher petit oreiller, mes chères petites aubépines ». »

Quelques remarques sont faites, sur l’absence ici de différence entre l’amour adulte et l’attachement de l’enfant à son oreiller ou à son lit ou à ses aubépines. L’être aimé, Odette pour Swann, Gilberte, puis Albertine pour le narrateur, simples objets transitionnels ?

AC redonne le départ de Combray et l’arrachement associé : «  …le matin du départ, comme on m'avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je n'avais encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m'avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit raidillon contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat envers l'importune main qui en formant tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la douillette perdue. Je ne l'entendis pas : « Ô mes pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n'est pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne m'avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai toujours. » Douillette = oreiller ; y fait penser, au moins,  dit-il…

Il souligne aussi l’identification à Phèdre à travers cette « princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat envers l'importune main qui en formant tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux », démarquage littéral des vers de Phèdre à l’acte I, scène 3 : 

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !

Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,

A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ? 

Mais voici le moment décisif, dans cette analyse glissée de l’oreiller proustien qui va quitter le vert paradis des amours enfantines pour se diriger vers les pratiques plus sulfureuses des troubles adolescents. Et c’est si l’on ose dire, Robert de Montesquiou qui met le doigt dessus.

AC rappelle la publication dans le Figaro du 21 mars 1912, sur deux colonnes et en première page, d’un montage d’extraits non consécutifs du texte de la Recherche sous le titre suivant et qui déplut à Proust : « Au seuil du printemps – Epines blanches – Epines roses ». Le texte est tout à fait long. J’ai hésité à l’intégrer au présent compte-rendu et puis … Mais on pourra le lire in extenso sous la référence « http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2895282.texte »

Un passage de ce texte va provoquer la réaction de Montesquiou.  Le voici : « C'est au mois de Marie que je vis, ou remarquai, pour la première fois, des aubépines. Inséparables des mystères à la célébration desquels elles participaient comme les prières, posées sur l'autel même, elles y faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés, leurs branches attachées horizontalement: les unes aux autres en un apprêt de fête. et qui enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion comme sur une traîne de mariée, de petits boutons blancs. Plus haut s'ouvraient leurs corolles, retenant si négligemment comme en dernier et vaporeux atour le bouquet d'étamines qui les embrumait tout entières, qu'en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l'imaginais, sans m'en rendre compte, comme les mouvements étourdis d'une jeune fille distraite et vive. Quand je m'agenouillai, avant de partir, devant l’autel, je sentis, en me relevant, s'échapper des fleurs, une odeur amère et douce d'amandes. »

Le comte écrit à Proust, quelques jours après la publication : « J’ai cueilli vos jolies épines, mais vous n’avez pas parlé de l’odeur sexuelle qui vous aurait permis d’écourter le substantif [AC : transformer amandes en amant] tout en laissant les adjectifs subsister et insister, mais le mois de Marie ne s’en arrangeait pas. »

Lecture violente, dit AC, qui fait violence au texte. Proust, le 25 ou le 26 mars, relève le gant : « Quant au mélange de litanies et de foutre dont vous me parlez, l’expression la plus délicieuse que j’en connaisse est dans un morceau de piano déjà ancien mais enivrant de Fauré qui s’appelait peut-être « Romances sans parole ». Je suppose que c’est cela que chanterait un pédéraste qui violerait un enfant de chœur. » La surenchère est inattendue de … délicatesse, mais, dit AC, elle nous informe aussi sur l’équivoque tout à fait possible de cette page, d’autant que dans le texte définitif de 1913, Proust surchargera même de sensualité le passage incriminé, complétant ainsi : « Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai devant l'autel, je sentis tout d'un coup, en me relevant, s'échapper des aubépines une odeur amère et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût d'une frangipane, ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. »

La frangipane, au XIX°, c’est le parfum des gants de femme, et AC cite Octave Mirbeau dans le "Journal d’une femme de chambre" : « Une odeur forte, une odeur de peau d’Espagne, de frangipane, de femme soignée, une odeur d’amour enfin se levait de ces chiffons amoncelés dont les couleurs tendres, effacées ou violentes chatoyaient sur le tapis comme une corbeille de fleurs dans un jardin. »

Tout ceci, dit Antoine Compagnon, ne peut que nous rendre prudent quant à une lecture strictement pure de Proust... Enfin bref, l’oreiller sous-jacent a délaissé la tendresse protectrice pour un érotisme net. Et dans Sodome et Gomorrhe : « On n'a qu'à regarder cette chevelure bouclée sur l'oreiller blanc pour comprendre que le soir, si ce jeune homme glisse hors des doigts de ses parents, malgré eux, malgré lui ce ne sera par pour aller retrouver des femmes », ou bien, au début de la plus longue phrase (deux pages) de la Recherche, faisant référence à Oscar Wilde et à son procès de 1895 : « Sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire, jusqu'à la découverte du crime ; sans situation qu'instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête, tournant la meule comme Samson et disant comme lui : « Les deux sexes mourront chacun de son côté ». »

L’alexandrin final est dans Vigny (La colère de Samson - La Femme aura Gomorrhe et l'Homme aura Sodome,
/ Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
/ Les deux sexes mourront chacun de son côté.)

On laisse à Nathalie Mauriac et Yuji Murakami qui ont analysé cette phrase les détails de leurs conclusions, pour souligner seulement, dans plusieurs variantes des brouillons, l’apparition – non maintenue - d'une allusion biblique au « fils de l’homme ne trouvant pas d’oreiller où reposer sa tête » qui est en fait une transposition de Saint Luc (« … les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, mais le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête »), transposition qui est passée par Ruskin dans Sésame et les Lys, que Proust à traduit, et où s’introduit l’oreiller : « Les renards auront-ils des tanières et les oiseaux de l’air des nids, et dans vos cités, faudra-t-il que les pierres aient à crier contre vous qu’elles sont les seuls oreillers où le fils de l’homme peut reposer sa tête ? » (avec en sus le texte original : « … the only pillows where the son of man can lay his head »). Proust – détaille AC – en traduisant le passage y a annexé une note pour prendre place aux côtés de Ruskin (oreiller de repos, extension de Saint Luc dans le sens d’une générosité charitable) contre Renan qui, adossé à son matérialisme, veut voir là un christ fatigué de ses vagabondages et sur le point de se lasser.

Après ce petit détour christique, on va s’en retourner « sexuer » l’oreiller. Et pour ce faire, on reprend le quatrième paragraphe de Combray qui nous introduit dans le vif du sujet, si l’on peut oser l’expression :  « Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve. » Cet acmé de la pollution nocturne a été de fait, dit AC, peu commenté. Il s’en étonne. D’autant qu’on a beaucoup glosé sur les lignes évoquant les séjours du narrateur « dans une petite pièce sentant l'iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr'ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d'où l'on voyait pendant le jour jusqu'au donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu'elle était la seule qu'il me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. »

Antoine Compagnon choisit à partir de là de beaucoup développer dans l’entrelacement du rêve érotique initial et des références à l’onanisme qu’il relève tant dans la Recherche et ses brouillons que dans la correspondance de Proust.

On commence par une scène plus explicite que la présentation discrète ci-dessus,  « dans le petit cabinet sentant l'iris (…) pendant qu'avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu'au moment où une trace naturelle comme celle d'un colimaçon s'ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu'à moi. » Les premiers lecteurs, dit AC, n’ont pas particulièrement réagi à cette scène, qui toutefois a marqué semble-t-il... outre Manche. Dans la traduction anglaise de ces lignes par Scott Moncrief , relativement contournée et infidèle, le colimaçon a disparu : « … from the little room that smelt of orris-root, (…)  while, with the heroic scruples of a traveller setting forth for unknown climes, or of a desperate wretch hesitating on the verge of self-destruction, faint with emotion, I explored, across the bounds of my own experience, an untrodden path which, I believed, might lead me to my death, even - until passion spent itself and left me shuddering among the sprays of flowering currant which, creeping in through the window, tumbled all about my body. » AC se demande si Moncrief a eu une variante du texte en main ou si sa pudeur alarmée a dicté d’autres mots à sa plume rougissante. D’ailleurs, concernant le rêve érotique du quatrième paragraphe de Combray (ci-dessus), le même Moncrief avait déjà édulcoré .

- Complément personnel, recherche internet :  « Sometimes, too, just as Eve was created from a rib of Adam, so a woman would come into existence while I was sleeping, conceived from some strain in the position of my limbs. Formed by the appetite that I was on the point of gratifying, she it was, I imagined, who offered me that gratification. My body, conscious that its own warmth was permeating hers, would strive to become one with her, and I would awake. » La cuisse s’est délocalisée en membres, et appetite éloigne me semble-t-il plaisir de son volet sexuel.

Pour compléter l’affaire et après avoir rappelé que le rêve érotique et la scène d’onanisme étaient des moments liés de la rédaction du texte en son état du cahier n°5, AC donne lecture d’un long paragraphe, ensuite abandonné, où les mauvaise habitudes adolescentes prennent des résonances larochefoucaldiennes : « C’était aussi d’autres impressions à peine moins anciennes mais si basses qu’un écrivain serait inexcusable de les dépeindre si l’impossibilité où on est de les ressentir une fois passée la première adolescence ne leur donnait quand elles se montrent dans nos rêves ce charme d’être détachées de tout lien avec la terre, de s’y épanouir comme des fleurs d’eau et de donner le parfum de cet âge comme tout ce qui a disparu avec lui, poétique ou non, comme une chaude journée peut être évoquée aussi bien par le bourdonnement des mouches dans la chambre que par le parfum du lilas dans le parc. La Rochefoucauld a dit qu’on n’aime qu’une fois dans la vie, les autres amours sont moins involontaires ; j’en dirai autant de ce plaisir qu’à l’âge où on ne connaît pas encore l’amour on cherche seulement auprès de soi-même. On ne le connaît guère qu’une fois. Bientôt, on ne se contente pas d’y associer vaguement l’idée d’une femme, on il imagine que c’est elle qui vous le donne, on veut croire qu’on n’est pas seul, on est dans ses bras et on ne cherche pas ce plaisir solitaire pour lui-même ; on ne se donne en somme qu’une occasion de plus d’être avec elle comme dans les amours dont parle La Rochefoucauld, etc. Le trouble de l’amour qui la première fois fut si involontaire et si délicieux, nous voulons le multiplier en le goûtant artificiellement, aussi qu’est-ce qui caractérise mieux la quinzième année que » (le texte s’interrompt là).

Antoine Compagnon, qui a lu ce long texte - qui me semble à la relecture maladroit ; Proust a bien fait de ne pas le retenir – juge nécessaire de lui associer une lettre assez surprenante de Marcel à son grand-père Nathé Weil, lettre de mai 1888, il a dix-sept ans dans deux mois, qui n’a été rendue publique qu’en 1992 : « Je viens réclamer de ta gentillesse la somme de 13 F que je voulais demander à M. Nathan mais que maman préfère que je te demande. Voici pourquoi. J’avais si besoin de voir une femme pour cesser mes mauvaises habitudes de masturbation que papa m’a donné 10 F pour aller au bordel. Mais, premièrement, dans mon émotion, j’ai cassé un vase de nuit, 3 F, deuxièmement, dans cette même émotion, je n’ai pas pu baiser. Me voilà comme devant, attendant à chaque heure davantage 10 F pour me vider et en plus ces 3 F du vase. Mais je n’ai pas osé redemander de sitôt de l’argent à papa et j’ai espéré que tu voudrais bien venir à mon secours dans cette circonstance qui tu le sais est non seulement exceptionnelle mais unique : il n’arrive pas deux fois dans la vie d’être trop troublé pour pouvoir baiser. »

Il y aurait beaucoup à dire, dit AC, de ce courrier … et aussi sur les indications commerciales qu’il comprend. En gros (1 F 1890, c’est environ 4 €), on y découvre la passe en maison close au tarif unitaire de 40€. Tout augmente, mon bon monsieur …

Cette lettre – incidente personnelle, dit-il – Antoine Compagnon l’a découverte en même temps que Philip Kolb, qui devait mourir six mois plus tard, en allant examiner comme lui les pièces de la vente Jacques Guérin, le 20 mai 1992. Guérin, grand collectionneur français décédé en 2000. Elle est partie pour 130000 F, soit environ 20000 €. AC pense qu’elle en vaut aujourd’hui dix fois plus, et ignore qui fut l’heureux acheteur.

Et puis il repart dans l’onanisme proustien, le nid protecteur et les brouillons de la Recherche. Il lit : «De ces sensations qui revenaient alors quelquefois dans mon sommeil, je n’oserais pas parler si elles n’étaient apparues presque poétiques  (…) - on a beaucoup glosé il y a une 20ne d’années, dit-il, sur ce qui suit ; on est dans le petit cabinet qui sent alors le lilas avant plus tard le cassis, attendant l’iris de la version finale  – à tout moment, je croyais que j’allais mourir, enfin s’élevait un jet d’opale par élans successifs comme au moment où il s’élance, le jet d’eau de Saint-Cloud [peint par Hubert Robert] », avec dans la marge de ces lignes  cette addition : « Mais une odeur acre, une odeur de sève s’y mêlait (se mêlait à l’odeur du lilas) comme si j’eusse cassé la branche ; j’avais seulement laissé sur la feuille une trace argentée et naturelle de fil de la vierge ou de colimaçon ; mais sur cette branche, elle m’apparaissait comme le fruit défendu sur l’arbre du mal et, comme les peuples qui donnent à leurs divinités des formes inorganisées, ce fut sous l’apparence de ce fil d’argent qu’on pourrait tendre presque indéfiniment sans le faire finir et que je venais de tirer de moi-même en allant tout à rebours de ma vie naturelle que je me représentais dès lors et pour quelque temps le diable. »

Se représenter le diable sous la forme d’un fil de la vierge, dit AC, c’est une sorte de comble qui résume la profanation, inséparable du plaisir. Les fils de la vierge, détaille-t-il, ou fils de Notre Dame, ou aussi cheveux d’ange, ce sont ces fils de soie que produisent les araignées à l’automne et particulièrement sur les feuilles des tilleuls. Michelet en parle dans son livre « L’insecte ». Ils forment cliché poétique, au XIX°. On les trouve chez tous les auteurs, chez Balzac, Flaubert, George Sand, Baudelaire, chez les Goncourt, chez Mallarmé, Péguy, Zola, Gaston Leroux même, - il cite ce dernier : « Ces fils que de chères petites bêtes du bon Dieu tissent entre les arbres » - et cela continue après Proust. Albert Béguin, dit AC, dans « L’âme romantique et le rêve » les rattache à Jean-Paul (Johann Paul Friedrich Richter, dit – 1763-1825 – romancier allemand) avec cette citation : «  Les fils de la vierge tissent dans l’air des voiles immatériels ».

fils de la vierge      AC fournit une indication du Wiktionnaire pour compléter sa présentation: « Ce sont, suivant les antiques légendes, les fils provenant de la quenouille de la mère de Jésus-enfant. Pendant qu’il sommeille, la Vierge assise les file de ses doigts menus au bout de son fuseau, et les laisse s’éparpiller dans l’air, pour rendre plus chaud, l’hiver, le nid des oiselets. » (in Georges Dubosc – Peintre et journaliste français - Les fils de la Vierge, 1899)

Quoi qu’il en soit, dit AC, en associant ces fils de la vierge aux traces du colimaçon de son plaisir abouti, Proust mêle scandaleusement le trivial au poétique, l’impur au pur comme dans ce « mélange de litanies et de foutre » qu’il a asséné à Robert de Montesquiou dans sa réponse de mars 1912. Mais ces fils de la vierge des brouillons, il va les effacer de la version définitive du texte et c’est le seul et trivial colimaçon qui dessinera métaphoriquement sur les feuilles le trajet de ses débordements. Les effacer d’un rapprochement scandaleux ici, mais les faire réapparaître ailleurs, à propos des aubépines, dans un cadre a priori plus gracieux : « Plus haut s'ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour le bouquet d'étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières, qu'en suivant, qu'en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l'imaginais comme si ç'avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d'une blanche jeune fille, distraite et vive. » Passage en fait déjà lu et présent dans l'article du Figaro.

Et la suite au prochain  numéro….

Combray         Commenterai-je ? Entre les plaisanteries homophobes du « Mariage pour tous » et la tête qu’on est en passe d’offrir à l’Origine du monde de Gustave Courbet, le sexe est très à l’ordre du jour. Le bain que l’on vient d’en prendre à travers ce cours du 5/2 ne me semble pas particulièrement s’inscrire dans cette lecture naïve de la Recherche qu’Antoine Compagnon appelle de ses vœux. Des états antérieurs du texte à la lettre au grand-père, un apparat critique est dessiné, très au-delà du naïf, dont je ne suis pas certain qu’il enrichisse en termes de sensibilité littéraire du non spécialiste, le contact avec la version définitive, au fond la seule à retenir. L’anecdote amuse, l’obscénité surprend, l’information intéresse. Mais on est dans une autre présentation du texte que celle annoncée. Et s’il est évident que la sensualité-sexualité est un courant qui, parfois de surface, parfois plus enfoui, ride régulièrement le discours, les plus grandes joies textuelles de La Recherche, celles qui enveloppent le lecteur dans leurs inégalables rets, sont ailleurs. La focalisation du jour, dont je ne veux pas rejeter complètement l’intérêt, le mien a été réel, me semble ne pas leur rendre justice.

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    Avec rappel, toujours, de la publication  d' Ed Nat, ici ..... Myosotis

 

 

 

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