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Mémoire-de-la-Littérature
26 mars 2013

Antoine Compagnon ‘‘à la recherche de la question juive’’.

Leçon du 19/3/2013.

Quelques rappels liminaires d’éléments de la leçon précédente et puis, une plongée dans les avant-textes de la Recherche, pour y déployer un passage écarté de la version définitive, une « variante C de la page 17 » qu’on pourra retrouver « dans les pages 1099-1100 du tome I de la nouvelle Pléiade » ( !), qui va servir d’épine dorsale à la leçon, au fil de citations morcelées. Un passage qu’on pourrait dire : « Swann expliqué par sa mère ».

Voici (membres de phrases biffés et cités inclus):

« En réalité, Swann n’était pas, au point de vue mondain, aussi complétement fils de ses œuvres que j’ai l’air de le dire, et Mme Swann, sa mère, une femme délicieuse  créature d’élite, avait eu de son vivant quelques brillantes amitiés féminines. Certes, ces amitiés, Mme Swann ne les avait pas recherchées, elle céda seulement à la sollicitation de femmes élégantes qui, séduites par son intelligence et par son charme l’attirèrent de toutes leurs forces. Mais ce commencement d’ascension que son fils devait si brillamment parfaire dans un monde différent de son milieu bourgeois, si Mme Swann ne le prémédita pas, encore faut-il dire qu’elle eût, peut-être, été incapable de l’accomplir si elle n’eût pas été juive, c’est-à-dire plus récemment bourgeoise que les autres femmes de son milieu, que les femmes des collègues de son mari, pas lestée encore d’un poids mort de préjugés et de routines séculaires qui ne lui auraient plus laissé l’élasticité, la mobilité qu’exige un changement de milieu. Elle s’éleva comme à la façon de d’une bulle plus légère et plus brillante qui monte silencieusement au milieu des molécules d’un liquide que leur cohésion voue à plus d’immobilité. 

Fraîchement débarquée d’Orient (sa famille n’habitait la France que depuis huit ou dix cinq ou six générations) elle avait encore cette instabilité, ce goût du nouveau, cette souplesse de l’organisme qui peut se prêter à ce qu’il désire grâce auxquels un voyageur à peine arrivé dans un pays nouveau entreprend une excursion comme il n’aurait ni la force, ni le goût, ni même l’idée d’en faire dans le lieu de sa résidence et de ses habitudes. Ces quelques amitiés où elle fut attirée, et à l’appel desquelles les femmes des confrères de son mari eussent sans doute opposé une raideur articulaire, un non possumus physiologique, etc. ces quelques amitiés brillantes qui l’élevèrent, aux signaux appeleurs de qui les autres femmes du même milieu bourgeois eussent sans doute opposé, aussi bien que s’ils lui avaient été adressés du fond de la planète Mars, une raideur articulaire, un non possumus physiologique statique, astronomique, tiré de leur soumission aux lois de la gravitation qui ne leur permettaient de ressentir les attractions qu’en raison inverse du carré des distances et à condition qu’elles parvinssent ‘‘de leur monde’’, ces amitiés brillantes, Mme Swann, qui n’avait aucune vanité, les dissimulait facilement, grâce au jeu innocent et naturel de sa distinction et de sa délicatesse, à tout son entourage de femmes de notaires et d’agents de change.

Si ma grand-tante, venue chez Mme Swann, trouvait une femme inconnue du monde de la finance [une aristocrate], Mme Swann, par amabilité pour ma tante laissait un peu de côté l’autre dame qui ne pouvait prendre cet abandon pour du dédain et s’occupait absolument exclusivement de ma tante qui, interprétant l’attitude de Mme Swann avec sa nature moins noble et sa conception moins raffinée de la politesse, se disait que si celle-ci délaissait l’autre dame, c’était probablement de l’obscur fretin, la dame délaissée n’était certainement , probablement du moment que Mme Swann délaissait cette dame pour elle, c’est que ce devait être de l’obscur fretin sémite.

Et si maintenant, plusieurs années après la mort de M. et Mme Swann, on avait dit à ma grand-tante que leur fils, qu’elle considérait plutôt comme imperceptiblement déchu par bizarrerie de goût et excessive simplicité de mœurs de la grande situation dite de belle bourgeoisie qui était celle de ses parents, que ce fils Swann qui en tant que fils Swann était parfaitement qualifié pour frayer avec les notaires et les avoués les plus estimés de Paris, privilège qu’il semblait laisser tomber un peu en quenouille, si on avait dit à ma grand-tante, etc. »

Antoine Compagnon voit là une « thèse passionnante » sur la mobilité sociale des juifs au XIX° siècle, sous ce régime de l’orléanisme qui leur fut si favorable, passionnante mais assez commune et lue/lisible au gré des goûts idéologiques  aussi bien positivement (leurs qualités, etc.) que négativement (France enjuivée etc.).

Il y a là, dit AC, une théorie de l’ascension sociale par les femmes et l’esquisse d’un roman social juif  adossé à l’alliance de la nouvelle bourgeoisie libérale qu’ils représentent et de l’aristocratie, contre la petite bourgeoisie catholique, traditionnaliste, routinière, aveugle, clanique, rigide, avec tout son vocabulaire de caste, dont on lit la trace dans la famille de Combray, une théorie qui pointe une supériorité tirée de leur non enracinement, de leur  souplesse sans conscience de classe, et partant, de leur plus grande adaptabilité au monde moderne. AC signale au passage un « petit livre », une brochure de 1881 - Coup d’œil sur l’histoire du peuple juif, de James Darmesteter, linguiste érudit qui fut professeur au Collège de France - qui a joué un rôle capital dans la diffusion de ce qu’on a appelé le « franco-judaïsme », alliance du judaïsme et de la France moderne, où l’auteur insiste sur les qualités juives, ceci sachant, et AC l’a rappelé et le rappellera à plusieurs reprises, le point de vue d’un Anatole Leroy-Beaulieu qui soulignait dans sa thèse de 1883  que l’apologie d’un mieux-disant juif , l’exaltation du judaïsme, contribuaient à faire le lit de l’antisémitisme.

Antoine Compagnon, dans le deuxième paragraphe cité ci-dessus, retient le goût de Proust pour les références scientifiques, cryptées ou explicites, vocabulaire darwiniste (milieu, élasticité), vocabulaire de la Physique (molécules, bulles), théories mécaniques (gravitation de Newton). La gravitation plaît à Proust d’ailleurs, dans sa vision d’une société hiérarchisée avec pluralité de mondes isolés, planètes bourgeoises, planètes aristocratiques,  qui s’attirent ou se repoussent et entre lesquelles Mme Swann et autres dames juives peuvent se trouver en situation de truchement, de go between. Il cite Legrandin voulant échapper aux lois de la gravitation pour sortir de son monde, et ce bref passage comparatiste concernant la duchesse et la princesse de Guermantes : « D'ailleurs entre elles l'harmonie, l'universelle gravitation préétablie de leur éducation, neutralisaient les contrastes non seulement d'ajustement mais d'attitude. À ces lignes invisibles et aimantées que l'élégance des manières tendait entre elles, le naturel expansif de la princesse venait expirer, tandis que vers elles, la rectitude de la duchesse se laissait attirer, infléchir, se faisait douceur et charme.  

Il revient sur le « Fraîchement débarquée d’Orient » du début du deuxième paragraphe. Mme Swann mère est ainsi signalée d’origine sépharade, rattachée à l’empire Ottoman. En outre dit AC, il y a à l’époque un usage d’identification où « oriental » se confond avec « hébraïque ». Il en veut pour trace chez Proust un passage concernant M. Nissim Bernard (j’ai souligné les deux occurrences significatives le qualifiant dans le texte qui suit), oncle de Bloch aux goûts homosexuels qui entretient un lift du Grand-Hôtel :  « Mais jamais [M. Nissim Bernard] ne déjeunait chez lui. Tous les jours il était à midi au Grand-Hôtel. C'est qu'il entretenait, comme d'autres, un rat d'opéra, un « commis », assez pareil à ces chasseurs dont nous avons parlé, et qui nous faisaient penser aux jeunes israélites d'Esther et d'Athalie.(…) C'était le plaisir de M. Nissim Bernard de suivre dans la salle à manger, et jusque dans les perspectives lointaines où, sous son palmier, trônait la caissière, les évolutions de l'adolescent empressé au service, au service de tous, et moins de M. Nissim Bernard depuis que celui-ci l'entretenait, soit que le jeune enfant de chœur ne crût pas nécessaire de témoigner la même amabilité à quelqu'un de qui il se croyait suffisamment aimé, soit que cet amour l'irritât ou qu'il craignît que, découvert, il lui fît manquer d'autres occasions. Mais cette froideur même plaisait à M. Nissim Bernard par tout ce qu'elle dissimulait ; que ce fût par atavisme hébraïque ou par profanation du sentiment chrétien, il se plaisait singulièrement, qu'elle fût juive ou catholique, à la cérémonie racinienne. (…)

Il aimait d'ailleurs tout le labyrinthe de couloirs, de cabinets secrets, de salons, de vestiaires, de garde-manger, de galeries qu'était l'hôtel de Balbec. Par atavisme d'Oriental il aimait les sérails et, quand il sortait le soir, on le voyait en explorer furtivement les détours. »

Comme à son habitude, Compagnon, à propos de ce recours à M. Nissim Bernard, digresse un peu. Il évoque, sans réellement « cadrer » son propos, Nissim de Camondo - sans doute l’attraction Nissim / Nissim, que relèvera également Pierre Assouline dans son séminaire – fils d’un riche banquier parisien, de 20 ans le cadet de Marcel Proust qui l’a rencontré lors d’un dîner, engagé dans l’aviation lors du premier conflit mondial et abattu en combat aérien en septembre 1917 au-dessus de la Lorraine, avec lettre de condoléances à suivre de Proust à la famille. AC évoque aussi le patronyme de l’oncle de Bloch, pour préciser que Bernard est au même titre que Bernhardt un nom qu’on peut prétendre juif alsacien, qui serait dérivé de Baer ou Bär , l’ours, en allemand, ce qui lui est (je parle d’AC) une occasion supplémentaire de glisser de là à l’occurrence unique d’un terme yiddish dans la Recherche en se reportant au passage suivant, toujours avec M. Nissim Bernard : « Les demoiselles Bloch furent plus intéressées par Bergotte et revenant à lui (…) la cadette demanda à son frère du ton le plus sérieux du monde car elle croyait qu'il n'existait pas au monde pour désigner les gens de talent d'autres expressions que celles qu'il employait : « Est-ce un coco vraiment étonnant, ce Bergotte ? Est-il de la catégorie des grands bonshommes, des cocos comme Villiers ou Catulle ? – Je l'ai rencontré à plusieurs générales, dit M. Nissim Bernard. Il est gauche, c'est une espèce de Schlemihl. » Cette allusion au conte de Chamisso n'avait rien de bien grave, mais l'épithète de Schlemihl faisait partie de ce dialecte mi-allemand, mi-juif, dont l'emploi ravissait M. Bloch dans l'intimité, mais qu'il trouvait vulgaire et déplacé devant des étrangers. Aussi jeta-t-il un regard sévère sur son oncle. » 

Antoine Compagnon en profite pour ajouter une autre incidente, relative à un renversement opéré ici par Proust tant il est clair que ce n’est pas M. Nissim Bernard qui fait allusion au conte de Chamisso, mais bien le narrateur, qui se réfère au roman de Louis Charles Adélaïde de Chamissot de Boncourt (né en 1781, mort en 1838, fils du comte Louis-Marie de Chamissot qui a fui en 1790 la révolution française) devenu Adelbert von Chamisso et écrivain franco-allemand de langue allemande, auteur de « L’étrange histoire de Peter Schlemihl » (l’homme qui a vendu son ombre) . A son frère travaillant à traduire en français le roman, Chamisso explique : « Schlemihl est un mot hébraïque qui signifie gottlieb, théophile, aimé de Dieu. Dans le jargon juif, on appelle ainsi des gens malheureux ou maladroits auxquels rien ne réussit. Un schlemihl se casse le doigt dans la poche de sa veste, tombe sur le dos et se fracture le nez, et arrive toujours mal à propos. »

AC, qui reprend de fait « par ordre d’apparition » différents éléments de l’avant-texte sur lequel il bâtit le cours du jour,  précise à propos de la biffure « … (sa famille n’habitait la France que depuis huit ou dix cinq ou six générations)… » que la famille Weil de Mme Jeanne Proust n’est en France que depuis trois générations, ce qui insère Swann dans le tissu français , même après repentir, avec une indiscutable ancienneté.

A la fin du troisième paragraphe, « l’obscur fretin sémite » mérite aussi l’attention d’Antoine Compagnon. La haute finance juive  et le menu fretin juif sont dit-il deux clichés de la fin du XIX° siècle. Cela dit, le terme de « fretin » vaut aussi, à l’écart de tout antisémitisme, pour la condescendance aristocratique. Il cite «   les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin) … ». Ayant dit, il va chercher, fretin toujours en tête, un texte de Drumont, un extrait de La France juive, où Drumont s’en prend à Gambetta, à la « nouvelle France de Gambetta », une attaque contre un discours de ce dernier en 1872, prononcé à Grenoble, où il se référait à de nouvelles couches sociales appelées à prendre la place des privilégiés de l’Empire, suscitant ce commentaire de Drumont : « La nouvelle couche se composait de beaucoup de juifs avec un appoint de francs-maçons ; c’était, avec l’élément sémitique en plus, l’éternelle tourbe avide et sans pudeur dont parle le poète grec [AC précise : Aristophane dans ‘‘Les grenouilles’’], le menu fretin d’étrangers qui n’aurait eu qu’à invoquer Jupiter, fouetté d’esclaves, de gens mal nés et ne valant guère mieux, arrivés d’hier, dont Athènes n’aurait pas même voulu jadis pour victimes expiatoires. Le pacte fut signé définitivement avec les juifs quand Gambetta eut formellement promis la persécution dans ce mot qui fit de lui presque un roi : ‘‘Le cléricalisme, c’est l’ennemi’’ [une phrase prononcée par Gambetta lors des obsèques d’un de ses amis] .»

Ce mot de fretin mis dans la bouche de la grand-tante, prolonge AC, montre l’aveuglement de l’antisémitisme  qui ne voit pas la progression mondaine de la mère de Swann, avec transposition au fils dans le texte définitif où la même grand-tante jugera une politesse raffinée et un empressement délicat comme une obséquiosité caractéristique d’une médiocre condition sociale. Cet antisémitisme bourgeois, traditionnaliste, moins explicite dans le roman publié, restera au fond présent mais sans être décisif.  Bloch fait l’unanimité contre lui, mais ne sera pas écarté pour cela et si Swann demeure un étranger, hors du cercle de lumière de la famille de Combray, comme ces « pièces rapportées » qui ne sont jamais vraiment assimilées, la familiarité de proximité dans laquelle on le reçoit est chaleureuse et réelle. AC redonne deux passages.

« Il [Bloch] serait malgré tout revenu à Combray. Il n'était pas pourtant l'ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l'indisposition de ma grand'mère n'étaient pas feintes ; mais ils savaient d'instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d'empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l'exécution d'une œuvre, l'observance d'un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu'il n'est convenu d'accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise (…) Mais j'aimais Bloch, (…) on l'aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, (…) il ne m'avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand'tante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je l'abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi. »

Et, en pointant le vocabulaire (étrangers, nuance grelot / clochette, assimilation à un assaillant) :

« Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis qu'il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à l'improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann ; ma grand'tante parlant à haute voix, pour prêcher d'exemple, sur un ton qu'elle s'efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien n'est plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu'on est en train de dire des choses qu'elle ne doit pas entendre ; et on envoyait en éclaireur ma grand'mère, toujours heureuse d'avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.

Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand'mère allait nous apporter de l'ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre possible d'assaillants, et bientôt après mon grand-père disait : ‘‘Je reconnais la voix de Swann’’. »

Avec ce codicille , qui plaît beaucoup à AC, lequel parle de renversement de la charge de la preuve ( ?)  et du rapport honnêteté / brigandage :

« Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand'tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas qu'il ne vivait plus du tout dans la société qu'avait fréquentée sa famille et que sous l'espèce d'incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient – avec la parfaite innocence d'honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand – un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint-Germain. »

Retour final au sens et à la place de cet avant-texte longuement commenté aujourd’hui. Rien n’en a été retenu dans Combray. Et Compagnon va seulement noter quelques traces glissées.

Le salon d’Odette, qui reprendra en quelque sorte la réussite sociale de Mme Swann mère, avec l’ajout, essentiel, du tremplin antidreyfusiste mais toujours quelques-uns des ressorts de cette réussite (la délicatesse, la discrétion):

« Mme Swann, voyant les proportions que prenait l'affaire Dreyfus et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, l'avait supplié de ne plus jamais parler de l'innocence du condamné. Quand il n'était pas là, elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent ; elle ne faisait que suivre en cela d'ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent s'était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann avait gagné à cette attitude d'entrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisémite qui commençaient à se former et avait noué des relations avec plusieurs personnes de l'aristocratie. 

(…)

Néanmoins les personnes qui n'étaient jamais allées chez elle s'imaginaient qu'elle recevait seulement quelques Israélites obscurs et des élèves de Bergotte. (…) Ce changement de la situation d'Odette s'accomplissait de sa part avec une discrétion qui la rendait plus sûre et plus rapide, mais ne la laissait nullement soupçonner du public enclin à s'en remettre aux chroniques du Gaulois, des progrès ou de la décadence d'un salon, de sorte qu'un jour, à une répétition générale d'une pièce de Bergotte donnée dans une salle des plus élégantes au bénéfice d'une œuvre de charité, ce fut un vrai coup de théâtre quand on vit dans la loge de face, qui était celle de l'auteur, venir s'asseoir à côté de Mme Swann, Mme de Marsantes (…) »

L’héritage de Mme Swann mère n’est plus mondain et elle ne lègue à son fils dans le texte définitif qu’une maladie mortelle : « La maladie de Swann était celle qui avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à l'âge qu'il avait. Nos existences sont en réalité, par l'hérédité, aussi pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s'il y avait vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie pour l'humanité en général, il y en a une pour les familles en particulier, c'est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se ressemblent. »

D’avant-textes discutés lors de la précédente séance, relatifs aux rumeurs de crimes rituels, il réapparaîtra bien quelque chose, mais dans ‘‘A l’ombre des jeunes filles en fleurs’’, et c’est Albertine qui s’en chargera : « Souvent nous rencontrions les sœurs de Bloch que j'étais obligé de saluer depuis que j'avais dîné chez leur père. Mes amies ne les connaissaient pas. « On ne me permet pas de jouer avec des Israélites », disait Albertine. La façon dont elle prononçait « issraêlite » au lieu d'« izraëlite » aurait suffi à indiquer, même si on n'avait pas entendu le commencement de la phrase, que ce n'était pas de sentiments de sympathie envers le peuple élu qu'étaient animées ces jeunes bourgeoises, de familles dévotes, et qui devaient croire aisément que les Juifs égorgeaient les enfants chrétiens. »

Antoine Compagnon précise à ce sujet que c’est au moment de la dernière rédaction de Combray, dans les années 1911-1913, qu’a eu lieu le dernier procès pour meurtre rituel en Russie, l’affaire Menahem Mendel Beilis, un ouvrier juif de Kiev accusé de meurtre d’enfant en 1911, procès qui se conclura  fin octobre 1913 par un acquittement.

Antoine Compagnon, au moment de conclure la séance pose la question de la date et des motifs de la disparition de Mme Swann mère du texte. Outre l’ évocation d’un trop grand parallélisme des qualités de cette femme délicieuse avec la figure de la mère du narrateur, il fait de cette disparition la contemporaine de l’apparition dans le texte des rumeurs sur une filiation naturelle de Swann remontant au duc de Berri, crues par le prince Gilbert de Guermantes, le cousin du duc, qui en dit  :  « Gilbert l'aime beaucoup [il s’agit de Swann] , parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une histoire. (Sans ça, vous pensez ! mon cousin qui tombe en attaque quand il voit un Juif à cent mètres). » Avec ce commentaire plus loin : « Son antisémitisme [il s’agit du prince], étant aussi de principe, ne fléchissait devant aucune élégance, si accréditée fût-elle, et s'il recevait Swann dont il était l'ami de tout temps, étant d'ailleurs le seul des Guermantes qui l'appelât Swann et non Charles, c'est que, sachant que la grand'mère de Swann, protestante mariée à un juif, avait été la maîtresse du duc de Berri, il essayait, de temps en temps, de croire à la légende qui faisait du père de Swann un fils naturel du prince. Dans cette hypothèse, laquelle était d'ailleurs fausse, Swann, fils d'un catholique, fils lui-même d'un Bourbon et d'une catholique, n'avait rien que de chrétien. » Remarque annexe d’AC : protestante au début de la phrase, la grand-mère de Swann est catholique à la fin, une de ces micro-incohérences dont est riche la Recherche.

Et la suite (et fin ?) sur le thème annoncée pour le 26/3.

Remarque personnelle et incongrue.  On a soulevé aujourd’hui pas mal de questions et je ne m’en plains pas. Mais cet intérêt porté à des textes totalement évacués de la Recherche me fait penser aux bonus des DVD, à cette compilation de chutes et de scènes plus ou moins réussies et non retenues, qu’on nous offre en marge des films « final cut » (« montage définitif ») que nous avons souhaité voir ou revoir. J’en suis moyennement amateur. Sauf à opter pour la démarche du très bon petit film de Judd Apatow qui vient de sortir, « Quarante ans, mode d’emploi », où une version longue de travail (peut-être elle-même retravaillée ?), d’une scène parfaitement désopilante, nous est offerte en post-générique, nous permettant d’assister à une improvisation d’engueulade époustouflante qui finit par déstabiliser les acteurs impliqués et où l’on repère bien comment, pour n’avoir pas à la refaire, elle a dû et pu être coupée au montage.

40 ans, mode d'emploi

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